Conférence du curé de Carvin-Épinoy sur sa paroisse durant la Grande Guerre

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En 1919, répondant à la circulaire de l'Evêque d'Arras, Boulogne et Saint-Omer, de documenter l'histoire locale de la Grande Guerre dans le cadre des Conférences ecclésiastiques d'après guerre, l'abbé Gaston Margollé, de Carvin-Épinoy, établit sa conférence sur la vie de ses paroissiens pendant la guerre. Il y évoque les premières heures du conflit, les premières victimes, l'occupation, des épisodes d'insoumission dans l'armée allemande, l'évacuation de la ville avec un début d'épidémie parmi les réfugiés, etc.


Ce témoignage est conservé aux Archives du diocèse d'Arras sous la cote 6 V 105. Nous vous en proposons ici la transcription.


Transcription

Histoire locale de la guerre

Carvin-Épinoy

Pays occupé

Depuis la mobilisation jusqu'à l'occupation

Le 1er août 1914, à 5 h du soir, grande rumeur, les sirènes sifflent, les cloches sonnent, les agents de police parcourent les rues en criant : Mobilisation générale : demain ! dès lors, branle-bas général, les femmes sanglotent, les hommes quittent les usines et fabriques pour rentrer chez eux afin de préparer leur petit paquet en vue du départ prochain ; les voitures réquisitionnées partent à toutes vitesses des tous côtés porter les affiches dans les communes du canton ; c'est une animation sans pareille, les commentaires vont leur train mais, abstraction faite de l'inquiétude inévitable à la pensée de la séparation, on constate un grand enthousiasme et une grande confiance et déjà, vers 7 h, on voit des uniformes militaires : ce sont des soldats dont le matricule porte qu'ils doivent se rendre dès l'annonce de la mobilisation, et ils se dirigent vers la gare pour prendre les trains leur permettant de répondre sans retard à cet ordre. On les accompagne, on les escorte, et ce sera la même scène pendant les trois jours suivants ; les mobilisés s'en vont en chantant et en répétant : Dans quelques mois nous serons revenus.

Cette première effervescence passée, tout rentra dans le calme, calme froid que quelques petits incidents seuls vinrent interrompre.

Le 5 août des soldats du 73e de Béthune vinrent faire la réquisition des cuirs dans les trois tanneries de la ville et y placèrent un poste de territoriaux qui y restèrent jusqu'à l'invasion : les cuirs, eux, y restèrent jusqu'à ce que les Allemands les aient enlevés. La réquisition des autos et des chevaux s'opéra comme partout et amena une certaine animation dans la ville.

Dans les bâtiments de la ville, on travaille avec activité, car on établit une ambulance à laquelle sont attachés un médecin mobilisé, trois infirmiers de la Croix-Rouge et six jeunes filles de la ville sous la direction de Mme Gauthier, épouse du directeur des mines de Carvin. Cette ambulance se trouvant à proximité de mon église, je suis chargé par M. le doyen d'y assurer le service religieux.

Pendant qu'on s'occupe de tout cela, pendant qu'on prie chaque soir dans l'église archicomble, la guerre a fait des progrès, car voilà deux affiches sur les murs : la première enjoint à tous les mobilisables de 14 à 48 ans de se rendre à Béthune ou à Saint-Pol. Ils y sont allés mais en sont revenus presque tous, car on les a renvoyés jusqu'à nouvel ordre et ils ont dû rester chez eux au milieu de l'ennemi pendant toute la guerre, le nouvel ordre n'étant jamais arrivé. La seconde affiche enjoignait aux habitants l'ordre de déposer à la mairie les armes dont ils étaient détenteurs. Cette affiche émanait du maire qui, pour rassurer la population, disait qu'il était bon de tout prévoir, même l'impossible et que bien qu'il fut probable que l'ennemi ne viendrait jamais à Carvin, cependant il était bon de prendre toutes les mesures, comme s'il devait y venir.

Au début de septembre, trois faits vinrent rompre la monotonie de la vie redevenue morne, animée seulement par les nouvelles plus ou moins fantaisistes données par les journaux. Ce fut d'abord la mort d'un soldat du pays, père de famille, décédé à Béthune, des suites d'une maladie qu'il avait déjà au départ : son corps fut ramené à Carvin où eurent lieu ses funérailles. Ensuite ce fut le passage des Vendéens en déroute : ce fut triste à voir.

Ces soldats, territoriaux pour la plupart, sans chefs, arrivaient en débandade, harassés, découragés ; que s'était-il passé ? On ne l'a jamais su. Toujours est-il qu'on a parlé de trahison, d'erreur volontaire de nom de ville dans une dépêche… Peu nous importe. Ce n'est pas à nous de juger tut cela, mais quoiqu'il en soit, pendant que, comme les autres, je regardais ce défilé qui dura toute une grande après-midi, un sous-officier me serra la main au passage en me disant : M. l'abbé, priez beaucoup pour la France. Un autre embrassa une jeune fille et dit à la mère qui se trouvait à ses côtés : Excusez-moi, madame, mais votre jeune fille ressemble à la mienne que j'ai laissée là-bas. Et deux larmes coulaient de ses yeux.

De ces soldats qui avaient ainsi traversé ville, quelques-uns revinrent quelques jours plus tard, mais cette fois pour faire un stage à l'ambulance. Ces régiments disloqués avaient été reformés et envoyés à Bapaume. C'est là qu'à la suite d'une attaque violente, on alla chercher des blessés et on en amena une cinquantaine ; c'étaient les premiers : aussi furent-ils choyés ; on leur en porta tant et plus de fruits, gâteaux, vins, cigares, etc. Parmi eux se trouvait un jeune soldat plus atteint que les autres ; il ne put survivre à ses blessures et quelques jours après son arrivée, il mourut après avoir reçut très bien les sacrements ; il était du recrutement de Magnac-Laval, marié depuis un an environ et s'attendait à être père dans quelques mois. Avant de mourir, il demanda qu'on écrivît chez lui que si son enfant était un garçon, on veuille bien lui donner le nom de Paul (nom de M. le directeur de la mine) et que si c'était une fille, on veuille bien lui donner le nom de Jeanne (nom de l'épouse de M. le directeur) – touchant témoignage de reconnaissance. On lui fit des funérailles magnifiques auxquelles assista toute la population.

Mais voilà qu'à quelques jours de là, un samedi, une rumeur court à travers la ville : un régiment allemand est à Carvin ; et chacun de courir pour voir les Prussiens. Si on avait su qu'on devait en voir tant par la suite, on ne se serait pas dérangé. C'était pourtant vrai : un régiment d'infanterie était arrivé et devait cantonner jusqu'au lendemain ; il n'était pas d'occupation mais seulement de passage. Le lendemain matin, il prenait la route de Douai.

Le 30 septembre à la sortie du salut qui avait lieu à 8 h, nous trouvons des soldats français à la porte de l'église : assez brutalement, que dis-je, très brutalement, ils firent rentrer en hâte les habitants chez eux et éteindre toutes les lumières. Que signifiait cela ? Tout simplement l'approche de l'ennemi. Le lendemain matin le régiment qui avait passé la nuit sur les trottoirs avait disparu. Le samedi fut une journée à sensations : vers une heure de l'après-midi eut lieu près de chez moi une attaque de patrouilles. Une patrouille de dragons français attaqua une patrouille allemande, tua un soldat, et blessa un second et prit deux chevaux. Une mitrailleuse ennemie, dissimulée derrière un petit bois, tira une grande partie de l'après-midi sur la mine et le mont de terre en haut duquel se trouvaient les officiers français et des goumiers en observations. On alla prévenir l'officier français commandant de place ; il répondit : Oui, nous savons ; mais cela n’a pas d'importance, ce n'est qu'une mitrailleuse sur bicyclette. Il faut dire, que très prudent, M. le directeur de l'ambulance avait depuis quelques jours fait évacuer les blessés sur Lille. Seuls étaient restés les intransportables au nombre de six. Bien lui en avait pris, car la ville était sillonnée de patrouilles françaises et allemandes faisant un chassé-croisé au coin des rues. Vers 3 h on sonne chez moi : on vient me demander d'aller de suite à l’ambulance où on a amené le maire d'Estevelles, blessé mortellement. On me recommande de raser les murs à cause de la mitrailleuse qui tire toujours. Je me rends de suite à l'ambulance et je donne l'extrême-onction à M. le maire d'Estevelles qui meurt un quart d'heure après.

Voilà ce qui s'est passé. Un violent combat se déroulait à proximité de Pont-à-Vendin. Les obus tombaient comme grêle à Estevelles ; les habitants étaient dans les caves. M. le maire eut la malencontreuse idée de faire atteler sa voiture et de partir en compagnie de sa femme, de ses deux filles et de son domestique pour Meurchin. Partir en pleine rafale était déjà une imprudence mais ils en commirent une plus grave encore : ils trouvèrent sur leur route une barricade faite par les Français à l’aide de chariots. Pou passer, ils descendirent de voiture et enlevèrent la barricade. À peine s’étaient-ils remis en route que des soldats français cachés à proximité dans un fossé tirèrent sur la voiture : une balle tua nette une des demoiselles et blessé mortellement le père. Les autres s'en tirèrent indemnes.

À peine était-je de retour qu'on publia l'ordre de fermer les contrevents et de ne pas avoir de lumière. La triste soirée qu'on passa ! La consternation avait [remplacé] la confiance qui avait régné jusqu'alors. On sentait maintenant qu'une invasion était imminente.


Pendant l'occupation

Le 2 octobre à 4 heures du matin, un coup de sonnette à tout casser me fait sursauter. Je saute de mon lit à la fenêtre et j'aperçois une dizaine de soldats allemands dans ma cour. Je m'habille à la hâte et de descends. Un caporal me demande d'ouvrir la porte de l'église et me demande s'il n'y a pas de téléphone souterrain. Sur ma réponse négative il me dit : Heureusement pour vous car autrement capout. L'église ouverte, ils visitent la cave (puisque cave il y a) jusqu'au haut du clocher. Pendant cette opération du dura 20 minutes, d'autres soldats visitaient le presbytère dans les mêmes conditions, ainsi que toutes les maisons. C'était le début de l'occupation : elle dura depuis le 2 octobre 1914 jusqu'au 15 octobre 1918. Le 2e jour de l'occupation fut marquée par les funérailles d'un second soldat français. Ses funérailles passèrent presque complètement inaperçues par suite de l'invasion.

Quelle fut l'attitude des Allemands vis-à-vis des autorités ? Cette question est peu facile à éclaircir car nous, simples citoyens, ne savons pas ce qui s'est passé entre l'autorité civile et l'autorité militaire. Ce que on peut dire c'est que, dès leur arrivée, les Allemands firent ici ce qu'ils ont fait partout : ils prirent le maire et un adjoint, M. le doyen et quelques autres notabilités et les retinrent prisonniers comme otages et le les relâchèrent que quand ils eurent la conviction que le pays était sûr pour eux et qu'ils n'avaient à craindre aucune embûche. Dans le courant de 1916, en octobre, les Bavarois vinrent remplacer les Prussiens. Ils eurent l'idée de faire d'Épinoy une commune distincte de Carvin. Il y eut donc une Kommandantur à Épinoy. Le commandant m'appela à son bureau avec un industriel et nous tint ce langage :

« Monsieur, dit-il à l'industriel, je vous nomme maire d'Épinoy et vous, M. le curé, je vous nomme adjoint. Je vais mettre un local à votre disposition pour en faire une mairie. Vous prendrez les employés qu’il vous plaira et maintenant voici mon intention : je veux que vous administriez vous-mêmes la ville ; concertez-vous, exposez-moi tout ce dont vous avez besoin et moi je me charge de faire exécuter vos desiderata. »

C'était, à mon sens, très favorable aux autorités et à la population. Et, de fait, pendant le séjour de ces troupes, tout s'est passé comme l'avait dit le commandant. Il mit à notre disposition un local pour mairie, un local pour le ravitaillement et un autre pour les malades. Il fit dresser la liste des maisons libres afin qu'on pût y loger les habitants des communes voisines, obligés de s'enfuir par suites des bombardements.

Ces troupes furent remplacées par d'autres et ce beau plan fut renversé de fond en comble. En général les commandants furent très convenables, à part le premier qui, sans être très méchant, était un ivrogne invétéré. Dans ses ivresses, il menaçait tout le monde de ses foudres, mais le lendemain, dégrisé, ne se souvenait plus de rien. Les autres ont montré une grande déférence envers les prêtres : ils les ont dispensés des appels et leur ont accordé facilement des laissez-passer quand il s'agissait du ministère ; aucun procès ne leur a été fait et les réquisitions leur ont été épargnées, à part celle des matelas.

Un événement pénible marqua l'entrée des Allemands : ce fut l'exécution par les armes de trois hommes. Ils se trouvaient à travers champs, au nombre de quatre. Ils furent arrêtés par une patrouille allemande et, comme l'ennemi pensait voir des espions partout, ils furent fusillés séance tenante ; trois du moins sur quatre, car l'un d'entre eux était un pauvre affligé, père de six enfants. Sa femme vint se jeter aux pieds de l'officier et implorer grâce ; la prière fut écoutée et il fut remis en liberté.

Un troisième soldat français étant mort, l'administration municipale demanda à l'autorité allemande la permission de faire une cérémonie grandiose. La cérémonie eut lieu, imposante comme la première. Elle se renouvela à quelques jours de là pour un quatrième soldat. Puis ce fut tout, l'ambulance ne contenait plus que sept soldats allemands ; en l'absence de prêtre allemand, j'en fus chargé pendant 3 mois.

Un jour une grande animation régnait dans un quartier. Une maison de la rue d'Arras était cassée. Défense même était faire de passer sur le trottoir. Cette maison était celle d'un tailleur âgé de 43 ans, malingre et bossu, qui vivait là avec sa mère veuve qu'il faisait vivre du fruit de son travail. Que s'était-il donc passé ? une lettre anonyme était arrivée à la Kommandantur, dénonçant ce tailleur comme cachant chez lui des soldats français. Aussitôt branle-bas de combat général ; on fouilla la maison de la cave au grenier ; on ne découvrit rien et pour cause… ou plutôt, on trouva quelque chose. Au cours de la perquisition, on trouva dans un tiroir un cahier sur lequel ce maladroit avait copié dans un journal français reçu en fraude un récit fort détaillé de la victoire de la Marne. Aussitôt l'homme fut appréhendé et conduit à Phalempin et mis en prévention de conseil de guerre pour espionnage et relations avec l'armée française. Il resta trois semaines après lesquelles, à la suite d'un rapport que je fis sur lui et dans lequel je montrai que sa basse extraction, son influence nulle, son manque d'instruction le mettaient dans l'impossibilité de communiquer avec l'armée française, on le relâcha.

En fait de combats, nous n’avons eu que des duels d'aéroplanes, duels très fréquents au cours desquels nous avons vu tomber des appareils de part et d'autre. Quand aux vexations, elles furent nombreuses et tous les jours. Ce furent d'abord des indemnités de guerre très élevées à verser sans délai sous menace de bombardements, les appels des hommes, de tous les hommes ou presque, tous les jours, des déclarations à faire pour les légumes de son jardin, les volailles, les lapins, que sais-je. Le recensement des chevaux, des mulets et ânes et leur enlèvement par petits paquets jusqu'à extinction, et cela sans bons de réquisition, le balayage des ruisseaux trois fois par jour sous peine de 5 marks d'amende ; pour les possesseurs de poules, dépôt à la Kommandantur d'un nombre d'œufs fixé supérieur à la ponte ; comme il était impossible de remplir cette condition, cette mesure amena la confiscation de toutes les volailles ; livraison de tous les matelas qu'il fallut porter soi-même à la gare ; obligation pour les jeunes gens solides de travailler à des travaux de guerre et aux jeunes filles de travailler au lavage du linge des soldats allemands. Les jeunes gens refusèrent de se livrer à ce genre de travail de guerre qui était contre les leurs. Ils furent tous emprisonnés, mais le lendemain on dut les mettre en liberté par ordre du général et les mettre à d'autres travaux, comme l'entretien des routes ; obligation de saluer les officiers et de leur céder le pas sur les trottoirs. Il va sans dire que chaque infraction était suivie d'une amende.

Pendant la première année nous avons été assez tranquilles du point de vue du logement des troupes : il n'y avait en tout et pour tout que deux colonnes de ravitaillement composées de Westphaliens. Mais, vers 1915, Carvin fut désignée comme ville de repos pour les soldats venant du front ; dès lors ce fut, et jusqu'à la fin, un encombrement ; il y avait à un certain moment jusqu'à 30 000 hommes !

Les premiers qui vint furent des Prussiens ; ils restèrent cinq mois et ne nous quittèrent qu'après avoir laissé reprendre Loos-en-Gohelle. Ils furent remplacés par des Bavarois qui, eux, restèrent 10 mois et furent remplacés à leur tour par des Saxons. Jusqu'en novembre 1917 nous n'avions que de l'infanterie et beaucoup d'artillerie : c'était un signe manifeste que la ligne de feu se rapprochait de nous.

L'ambulance établie à la mine, et dont j'ai parlé dès le début, était utilisée au même titre par les Allemands ; à cette époque elle fut supprimée parce que trop près du front.

Le moral des troupes pendant leur séjour chez nous subit de multiples variations. Au début c'était l'enthousiasme à outrance, c'était la course à la mer ; voyant que cette course n'était pas aussi rapide qu'ils l'avaient espéré, il y eut un peu de refroidissement tout en manifestant toutefois la certitude de leur victoire. L'échéance seule en était reculée. L'enthousiasme se manifestait chez les soldats par des chants et chez les officiers par des… soûlographies. Le niveau remonta lors de l'échec des Italiens à la Piave et, en mars 1918, lors de l'avance sur Calais. Il m'est impossible de dire à quel point il est monté et comment il s'est manifesté, car à ce moment je n'étais plus en France ; j'étais parti en Russie comme otage des représailles. Mais à mon retour, fin avril, ce n'était plus une chanson aussi gaie ; cela avait pris l'allure d'une marche funèbre et le decrescendo alla s'accentuant jusqu'à la fin, si bien que, dès août, ils commençaient à dire : Allemagne Capout. Leur découragement était tel que les chefs étaient obligés de payer les soldats pour aller patrouiller : on passait dans les rangs et on offrait 5 marks aux volontaires. J'ai oublié de dire qu'un commencement d'insoumission s'était déjà manifesté à la fin de l’année 1917. Des soldats, voire même des officiers, avaient refusé d'aller au feu. On les avait enfermé dans un baraquement et chaque matin on les conduisait au travail qui consistait à curer des fossés ou arranger des voies de chemin de fer. À Carvin, ils étaient 400 environ, et il y en avait un peu partout dans les mêmes conditions : la guerre durait depuis trop longtemps et la victoire tant assurée ne venait pas assez vite à leur gré. Ils ne rentrèrent dans les rangs qu'en mars, lors de l'offensive qu'ils croyaient définitive.

La vie paroissiale pendant l'occupation s'est maintenue mais avec une certaine relâche inévitable. La messe pu avoir lieu tous les jours ; le dimanche on avait les deux messes et les vêpres, mais jamais un salut, jamais une cérémonie extraordinaire, sauf la fête patronale de Saint-Druon qui a été célébrée chaque année, avec le même éclat qu'en temps de paix. D'ailleurs l'église était souvent occupée par les Allemands, pour les offices catholiques ou protestants. Les Bavarois surtout l'occupaient tous les jours, matin et soir. Les enterrements ont été faits parfois dans la sacristie, voire même directement au cimetière sans passer par l'église, occupée à des jours et des heures différentes. Pendant quatre mois elle fut transformée en caserne. Force fut alors de dire la messe dans la sacristie. Heureusement qu'à ce moment la série des grandes fêtes était passée, la première communion était faite et la confirmation administrée. Je ne parlerai pas des pasteurs protestants : j'ai eu, comme de juste, peu de rapports avec eux et je dois reconnaître que leur attitude fut très correcte ; ils n'ont été pour moi la source d'aucun ennui, d'aucune vexation.

J'ai pu étudier de plus près les prêtres catholiques, l'étant trouvé plus en rapport avec eux. J'en ai logé deux pendant 10 mois. Ils m'ont rendu bien des services au point de vue du ministère paroissial. Ils étaient pieux – même à l'excès ! – puisque le jour de la Toussaint 1915, l'un d'eux à dit quatre messes dans la matinée, sous prétexte que, par suite d'un malentendu dans les ordres donnés, les compagnies arrivaient les unes après les autres et qu'il ne pouvait pas les renvoyer sans avoir dit la messe ; ils n'étaient pas à jeun, mais à cela près, la liturgie n'était pas pour l'inquiéter beaucoup : c'était une liturgie de guerre. Les autres prêtres qui sont passés par mon église n'ont donné lieu à aucun reproche : ils ont été on ne peut plus corrects et édifiants. Le dernier surtout, qui est resté six mois, était d'une délicatesse étonnante : jamais il ne plaça une fleur, jamais il n'alluma une bougie, sans m'en demander au préalable la permission. Le dimanche il disait la messe avant moi. Pendant ma messe, il confessait les soldats et, pour ne pas me déranger, il leur donnait la communion à un autel latéral. Il faudrait être de parti pris pour ne pas reconnaître dans ces procédés une délicatesse extraordinaire.

Évacuation

Ce fut dans le nuit du 30 septembre au 1er octobre 1918 à 2 h que des gendarmes vinrent frapper à toutes les portes en criant : Tout le monde partir tout de suite. Il fallut obtempérer à cet ordre et l'on s'en alla avec un bagage à main, car c'est à pied qu'il fallait faire la route. Il n'y avait de voitures que pour les malades, les infirmes et les vieillards. Où allait-on ? nul ne le savait ; les soldats disaient Orchies ; on n'alla pas si loin : on s'arrêté à Pont-à-Marcq, à 17 kilomètres. Combien fut pénible ce voyage ! quel affreux tableau que cette théorie de gens poussant des voitures à bras, des brouettes qu'ils avaient façonnées en vue d'une évacuation probable et sur lesquelles ils avaient entassé le plus de paquets possible, et les enfants qui suivaient péniblement ! Ce fut pénible, mais le séjour là-bas fut plus pénible encore. Nous sommes arrivés au nombre de 3.000 dans cette commune qui, en temps de paix, ne compte que 750 habitants et qui déjà était encombrée de soldats allemands. Que faire ? En compagnie d'un secrétaire de la Kommandanture, j'allai de maison en maison afin de trouver le plus de logement possible. Je parvins de cette façon à en loger un certain nombre : nombre nécessairement très restreint. Les autres furent parqués, c'est le mot, dans l'église, dans la douane et dans les granges et greniers, presqu'à découvert. Sur la place de l'église, ils firent des foyers en briques pour faire cuire quelques aliments car pendant notre séjour de 3 semaines, à part le pain qu'on recevait régulièrement, on ne reçut qu'une fois une petite portion de riz et une boîte de lait ; pour satisfaire la faim, il fallait se faire voleur et aller rapiner les légumes dans les champs. Une installation aussi défectueuse, la privation de nourriture et de soins, la malpropreté inévitable devaient amener ce qui n'a pas manqué d'arriver : une épidémie. J'ai eu à enterrer dix de mes paroissiens en moins de huit jours, sans parler de ceux qui, en grand nombre, ont été transportés d'urgence à l'hôpital d'où ils ne sont pas revenus.

C'est au milieu de cette situation pénible et inquiétante qu'eut lieu la délivrance. Le 17 octobre, à 10 heures du matin, les premiers soldats anglais faisaient leur entrée, acclamés, fêtés, fleuris par la population et surtout par les évacués qui, du même coup, avaient oublié toute les misères passées. Mon dernier acte de ministère avant la libération fut l'administration d'un soldat allemand en l'absence de l'aumônier déjà parti. Dès le lendemain la plupart reprenaient le chemin du retour. J'en fis autant quand tous furent partis et je rentrai chez moi le 23 octobre. Une surprise désagréable m'attendait : deux obus anglais avaient frappé l'un l'église, l'autre le presbytère. Les Allemands dans leur fuite, afin de faire un obstacle aux poursuivants, avaient fait sauter la rue non loin de là : des grès lancés par l’explosion étaient retombés sur le toit de l'église et y avaient causés trois grand trous. De sorte que mon église était blessé mais, heureusement, non mortellement. Entre les brèches faites par les obus et les grès, il n'y avait plus de vitraux, inutile d'ajouter qu'elle était veuve de sa cloche depuis deux ans. Le presbytère a été attaqué par devant et par derrière. Le lundi de la Pentecôte 1918, un obus de gros calibre tombé dans un jardin rendit inhabitable ma salle à manger, l'obus tombé pendant notre exode à Pont-à-Marcq détruisit la pièce juxtaposée qui était mon bureau de sorte que tout un côté de la maison était détruit au rez-de-chaussée et à l'étage et il ne restait plus d'habitables qu’une cuisine et une chambre à coucher. Dans toutes les places, les gros meubles comme le tables, les chaises, les armoires, les poêles… sont restés et la raison s'en explique très bien : nous avons quitté Épinoy au matin, les Allemands l'ont quitté le même jour à 5 heures du soir : ils n'ont pas pu enlever ces meubles dont le chargement demandé du matériel et du temps qu'ils n'avaient pas à leur disposition, mais en revanche, ils ont vidé les armoires complètement : linge, vaisselles, literie, vêtements, batteries de cuisine tout a disparu ; en rentrant chez nous, nous étions réduits presque à la pauvreté de Job.

Sur le territoire, il y a deux cimetières de guerre. Les Allemands avaient commencé à enterrer leurs morts dans le cimetière civil mais, la guerre se prolongeant et le nombre des victimes devenant de plus en plus grand, les Bavarois prirent un champ voisin et en firent un cimetière, ma foi, très beau. Il fut bien vite rempli. Aussi quand les Prussiens vinrent les remplacer, ils ne voulurent pas que leurs morts fussent enterrés avec les Bavarois et, laissant inoccupé le terrain qui était encore disponible, ils firent un nouveau cimetière à proximité. Combien de soldats allemands sont enterrés dans ces différents cimetières ? Il n’est pas facile de la dire. Chaque tombe porte un numéro et il y en a 2 500 ; mais, comme dans beaucoup de tombes se trouvent plusieurs corps, on peut évaluer ce nombre à 4 000 environ.

Dans le cimetière civil sont enterrés une dizaine de soldats anglais, 30 soldats italiens et 4 français dont voici les noms :

Pierre Chazaud 263e infanterie

Alexis Guérin 101e infanterie

Édouard Giraux 101e infanterie

Oscar Mancel 11e territorial

Statistique

Mobilisés

Morts 250

Mutilés 40

Décorés 2 chevalier de la Légion d'honneur : M. Labisse (brasseur) capitaine d'artillerie. M. Ch. Esslinguer (peintre décorateur) dont j'ai lu la citation ; en voici la teneur :

« Est allé en aéroplane repérer une batterie ennemie puis est allé l'enlever avec quelques hommes seulement. Deux officiers qui avaient tenté cette opération avant lui avaient été tués. Croix de la Légion d'honneur et nommé capitaine à un bataillon de chasseurs alpins ».

Il n'y a pas, à ma connaissance, de médailles militaires et je ne parle pas de la croix de guerre que la majorité de nos poilus portent bravement sur l poitrine.

G. Margolé

Notes