Conférence du curé de Fruges sur sa paroisse pendant la Grande Guerre

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En 1919, répondant à la circulaire de l'Évêque d'Arras, Boulogne et Saint-Omer, de documenter l’histoire locale de la Grande Guerre dans le cadre des Conférences ecclésiastiques d'après guerre, le curé de Fruges rapporte en onze pages manuscrites la vie religieuse dans sa paroisse pendant la guerre. Le récit, extrait du registre paroissial a été retranscrit intégralement ci-dessous, en respectant l'orthographe et la casse, seuls quelques accents ont été restaurés.

Texte original

Transcription[1]

Page 1

Notes sur la guerre 1914-1918 concernant Fruges extraites du Registre paroissial.

1914

De lourdes rumeurs de guerre avec l'Allemagne se propageaient depuis quelque temps. Le samedi 4 Août à 2 heures après midi, on publia l'ordre de mobilisation générale. On crut d'abord à la déclaration de guerre, et le bruit s'en répandit, dès le dimanche avec assez de consistance, c'était prématuré - l'attente ne devait pas être longue.

La guerre avait été déclarée à la Russie, notre alliée, et nous devions nous préparer à défendre sa cause, qui était plutôt la nôtre, car l'Allemagne voulait surtout frapper la France.

Tous se soumettent à la mobilisation avec grande résolution, sans enthousiasme. On fera son devoir disaient les partants. Tous les trains pour toutes les directions emportaient les hommes mobilisés.

Mr l'Abbé Jules Lelin, vicaire de paroisse était atteint parmi les premiers, il quittait son presbytère pour se rendre à Lille, le 6 Août. Il n'y devait plus rentrer.

À l'annonce de la mobilisation, il parut nécessaire d'intéresser la divine Miséricorde au sort de la France et de ses enfants en organisant la prière paroissiale. On annonça, dès le dimanche même, où cette levée ...

Page 2 ...d'hommes fut décrétée, que l'exercice religieux du soir deviendrait, pendant la guerre, une coopération à l'action de nos armées.

On devait dire la prière du soir, réciter le chapelet en entier, faire le chemin de la Croix et terminer par la bénédiction du St Sacrement.

Dès le premier jour, l'église était aussi remplie qu'aux jours de fête, et tous priaient avec une ferveur, une franchise d'où le respect humain était banni. Tous sentaient que l'heure était grave. On conseilla la Communion, comme moyen d'augmenter la force de la prière. L'appel fut entendu. Pendant la première quinzaine, on distribua plus de 2000 communions.

Fruges ne voit pas les horreurs de la guerre, mais par sa situation sur les routes de Paris, d'Amiens, du Havre, toutes les sortes de convois de munitions, de vivres, des parcs d'artillerie traversent le pays sans discontinuer.

Au début, nous avons vu les véhicules les plus invraisemblables charettes, tombereaux, voitures attelés par des harnais de fortune, traînés par toutes sortes de pauvres chevaux, c'était navrant. Les soldats mal vêtus conduisaient ces attelages invraisemblables.

Plus tard, les camions automobiles firent la même besogne...

Page 3 ... sans inciter la même pitié.

Dès le mois d'Août, jusqu'à Octobre, on a reçu des évacués de Maubeuge, de Valenciennes et des faubourgs de ces villes. Environ 500 femmes logeaient en partie au collège St Bertulphe, au pensionnat Jeanne d'Arc, dans les écoles communales, il se trouvait quelques hommes âgés et quelques adolescents garçons et filles.

C'était la lie de la population de ces villes ouvrières, la grossièreté de tout ce monde dépassait tout ce qu'on peut imaginer. Au mois d'octobre, on s'occupa de les transporter dans le midi. À leur place vinrent des réfugiés de Lille et des environs. Ils ne firent que passer. Cet exode se continua pendant quelque temps. On les recevait aussi dans les maisons particulières.

Un certain nombre louèrent des appartements coûte que coûte et s'y installèrent, les hôtels se remplirent.

Pendant six semaines des troupes anglaises pour le ravitaillement arrivèrent dans le pays. On réquisitionna toutes les places libres, ils étaient trois cents environ, à ce premier passage. En général, on n'eut pas à se plaindre de leurs procédés. Ils firent gagner un argent considérable au commerce local. Ils avaient des ressources en abondance et buvaient de tout avec excès. Nos gens n'auraient...

page 4...pas mis le nez dans les mélanges qui faisaient ces messieurs. Leur argent leur ouvrit des portes, et leur permit de constater la faiblesse morale de certaines jeunes filles et de quelques jeunes femmes. Il faut constater que ce n'a été qu'une fâcheuse exception. On s'est respecté.

D'Août au 1er Janvier on a distribué 22000 Communions, plus de 700 le jour de Noël.

Pour aider tous les combattants par la prière et soulager les morts, on appliqua les quêtes du dimanche soir à chanter, chaque semaine, une messe pour les combattants et un service pour les morts, sans préjudice des exercices réguliers chaque soir.

Pendant les trois premiers mois, les messes chantées et les services rassemblaient comme le salut un très grand nombre d'assistants.

À la fin de cette année, on constatait que de vingt à trente cinq ans, il n'y avait plus d'hommes. On appelait les jeunes gens de 18 à 20 ans, aux conseils de révision on convoquait les hommes de 35 à 42 ans, on devait encore aller plus loin.

On comptait cinq morts et des disparus. Voici les réflexions qu'inspirait le moment, au début de janvier 1915.

La France est bien punie d'avoir assisté bénévolement...

page 5 ...à la destruction de toutes les gloires. Les francs maçons, qui l'ont gouvernée depuis 1876, ont préparé sa ruine.

À la déclaration de guerre, nos états majors regorgeaient d'incapables, qu'il a fallu éliminer pour réparer leur balourdises sur les champs de bataille. Nos arsenaux étaient vides de munitions, d'armement, d'équipements. Ici on a réquisitionné les fusils de nos pompiers, leurs équipements. Quelle débâcle pendant quatre mois.

Depuis 40 ans les français trahissent leur patrie avec la complicité du pouvoir.

L'électeur n'a en vue avec son bulletin de vote que ses avantages du présent. Les élus ne se maintiennent qu'en faisant réformer les fils de leurs électeurs, on allège le budget de la guerre. Les impôts servent à corrompre les électeurs au profit d'un parti. Personne ne s'est inquiété de cette abdication de tout honneur et de toute conscience patriotique. Sans cet aveuglement volontaire, que de vies auraient été sauvées. Les soldats auraient au moins pu se défendre et tuer. Tandis que le premier mois n'a été qu'une suite de déroutes que l'on a poétiquement qualifiées de retraite stratégique.

Nous voyons défiler dans nos rues les types les plus étranges. Les anglais partis, nous avons eu des indous, qu'on reconnaissait à leur turban. Leur costume est celui des anglais.

page 6 ... On a vu défiler les goumiers[2] arabes et marocains avec leur équipement bizarre, les noirs du centre de l'Afrique, une allée et venue de toutes sortes de soldats, logeant chez les habitants sans exciter trop de plaintes. Toujours la monotonie des mêmes alternatives de succès et d'avance de notre front. On s'arrache les journaux et on sait que l'on n'y trouvera rien de sérieux, mais on ne peut se défendre de la curiosité naturelle parmi tant d'incertitudes.

On espère ne pas voir les ennemis, parce que l'on a confiance que la ligne de défense ne sera pas rompue. Trente des soldats de la paroisse sont déjà morts au champ d'honneur. Beaucoup des pères de famille mobilisés ont été faits prisonniers à Lille, Maubeuge, Valenciennes, et au cours des différents combats de plus jeunes ont été entourés par les ennemis et sont emmenés dans des camps de concentration au milieu de l'Allemagne. Leur misère est si grande, qu'il faut leur adresser des colis de victuailles. On a grand peine à avoir de leurs nouvelles. On est bien heureux quand on reçoit une carte rappelant qu'ils sont encore en vie. Les curés d'Ambricourt, Canlers, Coupelle-Vieille, Laires sont mobilisés et ce n'est pas une petite affaire que...

page 7 ...d'assurer vaille que vaille le service des paroisses. Au collège Mr le Supérieur a été mobilisé, et deux prêtres sont restés avec quelques jeunes maîtres laïques pour assurer le fonctionnement de l'établissement. La grâce de Dieu est là.Tout marche à merveille.

1916

Nous avons toujours les mêmes soldats anglais depuis cinq mois, nos chambres sont occupées par eux. Ils sont convenables. Les occasions trop prochaines, à cause de ce long séjour des mêmes personnes côte à côte, a bien produit quelques scandales. On ne saurait en être surpris. La partie élevée de la paroisse est très édifiante malgré les sujets et les occasions. La lie de la population est comme toute les lies. La tempête les remue, elle souille et elle se souille.

Nos étrangers réfugiés, et ils sont nombreux 7 ou 800 ne nous ont rien apporté de bon. À part quelques exceptions, ils sont, au point de vue religieux, d'une indifférence qui dépasse de beaucoup, celle de nos plus indifférents, et ils ont donné l'exemple, et introduit des habitudes morales inconnues jusqu'à ce jour.

Deux paroissiennes on contracté mariage avec des anglais, pardevant les ministres anglicans.

Page 8 ...Le curé de la paroisse n'a pas été informé. L'interprète d'un des ministres anglicans disait à celui qui écrit ces lignes : Ce ne sont pas des mariages sérieux ; après la guerre l'anglais rentrera en Angleterre et ce sera tout. En tout cas les ministres paraissent avoir une singulière mentalité sur ce point.

1917

Pour la procession du St Sacrement les soldats Anglais cantonnés à Bomy s'étaient offerts à prendre part à la procession en envoyant leur musique. Il parut préférable de décliner l'offre quelqu'aimable qu'elle fût, car la curiosité aurait nui au recueillement.

Les Anglais furent remplacés par les Irlandais. Pendant leur séjour de trois semaines environ, ils donnèrent l'édification. Chaque dimanche, ils étaient au moins six cents à la messe militaire qui se disait à 9h 1/2. Au premier vendredi de Septembre plus de deux cents d'entre eux firent la Ste Communion. Un de leurs aumôniers, jésuite très zélé, faisait une réunion vers le soir pour les plus fervents. Après le départ des Irlandais, les australiens. Ils étaient loin de valoir ceux qui les avaient précédés. On peut se demander quel péché capital leur manquait. À part de rares exceptions, on avait plutôt cru avoir des sauvages, que des...

Page 9 ...hommes civilisés, leur départ fut un soulagement pour tous.

À partir de 1916, on avait fortifié le bois de Fruges et celui de Radinghem. Au centre de celui de Fruges était un fortin communicant avec un blockhaus tout contre la route de St Omer. Les fortifications étaient reliées par des tranchées aux deux fortins du bois de Radinghem, et un autre érigé sur la crête de la colline dominant Senlis. Un autre fortin au sortie du bois de Fruges se ramifiait à d'autres ouvrages dans la direction de Coupelle-Vieille. Fin même une école de tir pour les anglais fraîchement enrôlés se trouvait avant d'arriver au bois, et une autre entre Senlis et le bois de Fruges.

Un camp d'aviation établi à Ruisseauville entre ce village et Coupelle-Neuve, donnait le spectacle quotidien de départ et de retour de ces nouveaux engins de guerre.

Le malheur fut que les avions boches prirent aussi le chemin de notre bourgade. À partir du mois de Mars 1918, on commença à faire connaissance avec eux. Le bruit de leurs moteurs permettait facilement de les reconnaître. On les entendait arriver. Au début quelques personnes couraient les rues, prises d'un véritable affolement. Puis on se contenta de prier.

Page 10 ...En les entendant arriver, on se demandait si le tour d'être bombardé n'était venu pour Fruges. Un quart d'heure après les avoir entendus passer, les fenêtres et les portes des maisons étaient secouées par les détonations des bombes, qui tombaient sur St Pol, Fléchin, Hesdin, Étaples et autour, Ruisseauville, Ambricourt, Lisbourg.

Cela dura jusqu'au milieu d'Octobre. Les nuits claires et celles où la lune éclairait le pays, nous amenaient chaque fois les mêmes épouvantes. Ici même aucun engin de mort ne fut lancé par les ennemis. Il y avait pourtant de quoi attirer leur attention. Nous avions en permanence un état major anglais. Les soldats étrangers y étaient toujours très nombreux, et les allemands le savaient, à coup sûr, nous avons échappé grâce à la protection divine sans aucun doute. Un fait prouvera à quel point les allemands étaient renseignés sur ce qui se passait. Le roi d'Angleterre était arrivé incognito au château de Tramecourt. Il y passa plusieurs jours. Plusieurs jours à peine après son départ les avions allemands lancèrent le 15 Août une vingtaine de bombes sur Ambricourt, tout près de Tramecourt, croyant bombarder le château voisin[3]. Enfin, au mois de Novembre, vint l'armistice avant coureur de la paix.

Page 11 On n'osait pas y croire. La dépêche officielle vint enfin soulager tous les cœurs et mettre un terme à quatre ans, trois mois et huit jours d'angoisse et de deuils. Plus de 60 soldats morts au champs d'honneur, une vingtaine de disparus, tel est le bilan des pertes irréparables causées par la guerre.

Notes

  1. Transcription Laurence Deyris pour Wikipasdecalais
  2. Unités d'infanterie légère de l'armée d'Afrique.
  3. On retrouve le même récit dans le Témoignage du curé d'Ambricourt

Source

  • Archives diocésaines du Pas-de-Calais, 6 V.

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