Conférence du curé des Baraques sur sa paroisse pendant la Grande Guerre

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En 1919, répondant à la circulaire de l'Evêque d'Arras, Boulogne et Saint-Omer, de documenter l’histoire locale de la Grande Guerre dans le cadre des Conférences ecclésiastiques d'après guerre, le curé des Baraques à Sangatte raconte le quotidien des habitants pendant la Grande Guerre : les bombardements, les restrictions, les allées et venues des troupes alliées, ...


Ce témoignage, rédigé en 1919 sur vingt-et-une pages tapuscrites, est conservé aux Archives du diocèse d'Arras sous la cote 6 V 104. Nous vous en proposons ici la transcription[1] ainsi que la possibilité de lire l'original. Nous avons volontairement corrigé la ponctuation et les fautes de frappe afin d'en faciliter la lecture.


La transcription

CALAIS
Les Baraques
1914-1918

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Les premières émotions

28 juillet. On vend le Petit Parisien et le Grand Écho.

29 juillet. On vend aux Baraques les éditions du soir, la droguiste près de l'église reçoit une lettre de son fils, militaire à Givet : c’est une lettre d'adieu. Les soldats, là-bas sont mobilisés, ils ont touché des vivres, ils ont mis « la médaille » (plaque d'identité). La pauvre femme s'est évanouie. Les projecteurs de Douvres marchent depuis deux nuits sans interruption. Les paquebots du service de Douvres sont mobilisés, la malle va à Folkestone car Douvres est fermé. On supprime le voyage de nuit. Depuis 3 jours, le sémaphore est gardé par 14 soldats, baïonnette au canon. Les étrangers venus passer l'été à la plage sont inquiets.

30 juillet. On ne trouve plus de monnaie, une jeune fille a fait tout le pays pour changer 100 francs, ses parents logés pour la saison en face du presbytère voulaient payer leur loyer avant de partir. L'épicier à qui je payais avec un billet de 50 francs, me donnait des pièces de cinq francs à regret et avant de mettre le papier dans sa caisse, il me le tendit en demandant : « Cela a vraiment de la valeur ? ». On a rappelé certains ouvriers de la marine récemment libérés. J'apprends en route qu'on a rappelé les garde-voies, entre autres, mon voisin, je rentre chez lui et le trouve en train de se laver les pieds pour partir.

31 juillet. À la réunion du soir (vendredi), les jeunes gens sont énervés, ils crient « Vive la guerre ! », la répétition de la séance devient impossible. Je ferme les becs d'acétylène et j'emmène tout le monde à l'air frais près de la mer. On suit les projecteurs de Douvres.

1er août, samedi. On parle d'ultimatum de l'Allemagne à la France et à la Russie. À cinq heures du soir on annonce la guerre. On me dit que le garde-champêtre (M. Boudin) a reçu l'affiche, qu'il est allé faire la colle pour la poser à la Mairie. Je rencontre M. Boudin qui sort de chez lui, il a une affiche sous le bras, je la prends et la lis : c'est l'ordre de mobilisation.

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M. Boudin parcourt alors le village en tapant sur un vieux plateau de balance : il annonce la mobilisation des chevaux, les vaccinations gratuites, et demande qu'on laisse la route libre, le lendemain, pour une course de bicyclettes (qui, probablement n'aura pas lieu). Il y a un peu de monde autour de M. Boudin, une vingtaine de personnes, des enfants, des femmes, deux ou trois hommes. Dans la nuit, des ivrognes se sont battus en criant « Nous partons en guerre ». Ils ont frappé aux volets du boulanger en disant, « En guerre on a tout droit ». Cette idée domine les esprits. Les gens font des provisions. J'ai acheté à la hâte 10 à 15 litres de pois et de haricots secs, 2 kilos de sel, 5 kilos de sucre, du café, du chocolat, du saindoux, et j'ai fait remplir un saloir de lard. J'espère qu'on ne volera pas les pommes de terre de mon jardin, j'ai des haricots verts, un peu de carottes et je repiquerai au plus tôt des poireaux. J'ai fait livrer une tonne de charbon. Que ces préoccupations de la première heure semblent enfantines.

2 août, dimanche. Beaucoup de monde à la messe, beaucoup de communions, même des hommes, les femmes pleurent. Entre les deux messes, je suis allé voir la petite malade du quartier des dunes. En passant près du sémaphore, j'ai vu dans ce matin de dimanche à peine éveillé, le grand pavillon carré rouge qui signale à tous les navires l'état de guerre. La grand'messe est dite pour les soldats. J'annonce pour le soir une cérémonie de grandes prières : le chemin de croix et la procession du Rosaire. Des voitures conduites par des soldats, ont apporté à l'école des vêtements et des lits militaires. Beaucoup d'hommes partis à Calais pour se faire habiller sont revenus le soir, moitié civils, moitié soldats. Jamais je n'ai vu autant d'hommes ivres ! Et dans l'échauffement on annonce une victoire complète : les uns parlent d'une escarmouche, 900 Allemands tués, les autres disent 9 000, d'autres 30 000. On répète que la flotte allemande a sauté, que Keil est embouteillé. Legrand L., à la porte de l'église, me donne les détails précis : c'est l'amiral Boné de Lapeyrère qui a commandé le mouvement, c’est le Pluviôse (de si glorieuse mémoire) qui a fait sauter le vaisseau « Amiralissime », il ne reste plus que 7 croiseurs allemands qui sont en fuite. D'autres plaisantent et disent qu'un croiseur est entré dans le Paradis à Calais (les petits bateaux de pêche sont à sec dans ce bassin de marée du port de Calais).

3 août, lundi. On parle beaucoup d'espions. Je suis allé à Guînes pour toucher l'argent que j'avais déposé à la Banque Adam. Le caissier vient de recevoir une note suspendant toutes les opérations de la succursale, et pendant que je parlemente, arrive le garde-champêtre qui me demande mes papiers, je les avais heureusement pris pour les montrer à la banque.

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Mais un groupe de jeunes gens qui me suit, veut me conduire chez le commissaire, criant tout haut « espion », « vos papiers ». J'eus beau leur montrer ma carte d'électeur, on me pressait, la chose allait mal tourner, heureusement que le vieux M. Ducrocq, attiré par le bruit, me reconnut, me fit entrer chez lui et me reconduisit au tramway : encore là, un homme me dit « Faites voir votre tonsure », et déjà le tramway descendait la rue qu'on criait « espion ». En rentrant à Calais, j'allais reprendre ma bicyclette chez Cappard, ma curiosité fut attirée par un attroupement, rue du Havre. La foule assaillait un café où se réfugiaient disait-on, des Allemands. Tout à coup, tout le monde fuit, un cercle vide se fait devant la maison, parce qu'un homme à demi-mort de peur vient de soulever le rideau d'une fenêtre du premier étage. On criait « À mort ». Un petit vieux qui recommandait de ne pas s'énerver fut emmené, et un valet de chambre qui était tout rasé, reçut d'une femme un coup d'épingle à chapeau dans la joue parce qu'il avait « une tête d'Allemand ». On ne se sent plus en sécurité dans cet énervement augmenté par l'inaction et l'alcool, il faut mesurer chacun de ses mots, de ses mouvements, de ses gestes, sa démarche ; aussi, je crois prudent de ne pas aller à Boulogne avec une motocyclette (les trains ne marchant plus pour les civils).

La Plage.

Cette après-midi, je suis allé voir de la plage, le trois-mâts chargé, dit-on, de blé, et capturé vers les dix heures par l'Escopette, le garde-côte de Calais. Il est à un kilomètre au large. Pendant que je cause avec 5 ou 6 hommes près de la buvette de Garchette, un soldat, baïonnette au canon, nous fait reculer : « Personne n'a le droit d'être sur la plage ». Nous revenons jusqu'à la ligne du cimetière, M. Barbeaux arrivait avec sa jumelle, nous regardions tous deux, quand un caporal s'avance et brutalement me dit : « Qu'est-ce que vous regardez avec votre jumelle », - « Mais le bateau », - « On n'a pas le droit de venir avec des jumelles ». M. Barbeaux qui était allé plus loin subit la même algarade et se replie. Comme le soldat devient autocrate ! Alors M. Morel, le dernier baigneur, arrive et apprend avec déception qu'il ne peut plus aller sur la plage. « Que faire alors si on ne peut plus aller sur la plage ? ». Il se console en allant voir le mouvement des rues de Calais. Tout le monde en effet se promène, les territoriaux, à moitié habillés, vont par le bras avec leur femme. Tout le monde est endimanché, on se croirait dans une grande foire, ou une fête de 14 juillet avec beaucoup d'uniformes. Des femmes s'engagent dans la Croix-Rouge par peur de la misère, beaucoup de femmes de mauvaise vie suivent leurs clients, on cite les deux filles : MM ... la vieille M ... Une femme est venue me demander conseil : « M. le curé je reste seule, je n'aurai plus rien à manger, j'ai l'envie de partir dans la Croix-Rouge, au moins j'y serai tranquille et j'aurai à manger ». On a peur de la faim. Beaucoup s'en vont ainsi courir l'aventure, pour elles c'est « partir en guerre ».

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4 août, mardi L'Allemagne entre dans le Luxembourg. L'Italie reste neutre. J'ai vu G... le tulliste, qui est cantonné dans les hangars Devaux. Il a du plaisir à voir en simple bibi comme lui, son chef de bureau, les principaux commissionnaires en tulle et les fabricants. Un de ces gros messieurs lui a l'autre jour écrasé le pied, il a fait un vacarme épouvantable et des déclarations anarchistes. Maintenant on les respecte, il y a L..., 8 ou 10 autour des Baraques, et quelques dockers de Calais « encore plus crapules » ! ... Les messieurs tiennent à monter la garde avec eux, car ils ne craignent rien et sont débrouillards. Ils s'arrangent aussi pour monter tous ensemble la garde au Fort Lapin. Ah, quel gueuleton ! Avec les pommes de terre des jardins dans la plaine et les lapins dans la dune ! Pour être son camarade, un commissionnaire lui a promis après la guerre, une bonne place dans un bureau. Vers une heure, je suis allé à la gare pour tenter le voyage de Boulogne d'où je n'ai aucune nouvelle. Impossible de monter en chemin de fer.

6 août. Les soldats du 8e sont partis hier ; tous les réservistes sont maintenant casernés, on ne voit plus un homme traîner. Au débit de tabac, un homme écrit à sa femme. Trois hommes avec des seaux viennent chercher de la bière que paie le sergent du Fort Lapin. Plusieurs sont de Boulogne et me demandent de leur rapporter de l'argent si je puis y aller. On dépense beaucoup. Il devient difficile d'aller par les routes. L... le maçon a été arrêté près de Fréthun, J. en portant son charbon, et D. en revenant de son travail au Pont-au-Leu. Je fais un triduum de prières avec bénédiction du T.S. Sacrement. Beaucoup de monde vient à ces saluts, pas mal d'artilleurs y prient sérieusement. Tous les soldats demandent des médailles ; la sœur du couvent en a distribué plus de 200. Cette après-midi, je rencontrai en face de chez moi, C. l'anticlérical qui ne m'a pas encore parlé, j'étais avec mon voisin D., il vient sur nous pour entrer chez le boulanger. La conversation s'engagea, banale, mais heureux de montrer une certaine expérience des choses de l'Allemagne, C. lança quelques phrases en Allemand, s'approcha, perdit sa réserve et le voilà parlant de la surproduction allemande, du tempérament envahissant de l'Allemand. À propos d'une remarque que je fis sur le malheur de ne point accommoder les choses autrement que par des tueries, C. accrocha l'occasion que je luis tendais de montrer son dada démocratique. « C'est une honte au 20e siècle et cela durera tant qu'il y aura en Europe une tête couronnée ».

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Je lui montrai que c'était traiter facilement un problème si vaste que de confondre les deux notions de monarchie et de guerre ; que l'Angleterre monarchique avait fait les plus grands efforts de médiation au début du conflit. Sur une autre remarque, à savoir comment l'Allemagne demeure-t-elle si fière, si provocante, devant tous les Alliés qui vont sans doute l'écraser, C. enfourcha son second dada : l'anticlérical. « Ah voilà ! Cela ne s'explique que par une puissance occulte », - « Mais laquelle ? », - « par les Jésuites ». Je restai stupéfait, je ne le croyais pas si borné. « Oui, continuait C., ce sont les Jésuites qui payent l'Autriche, l'archiduc assassiné c'était le général des Jésuites. J'ai fait là-dessus beaucoup de lectures, j'ai une information précise. On paiera avec les quêtes, avec les dîmes ». J'eus beau lui dire combien les quêtes produisaient peu, qu'il n'y avait plus de dîme (et il agitait ses mains comme s'il remuait l'or). Gobeur !

7 août, vendredi. Le 7e est venu faire l'exercice sur la plaine Blériot et des soldats du génie ont posé une ligne téléphonique jusqu'au Fort Lapin. Revenant de Calais, j'ai été arrêté par un piquet de soldats qui montent la garde sur le pont. Il faudra désormais un laissez-passer. Pour abriter les sentinelles, on leur a donné les cabines des bains. L'une de ces voitures est placée au Pont-Lambin, une autre est grimpée sur le fort Risban, une troisième est arrêtée à l'entrée du pont tournant.

8 août, samedi. On témoigne beaucoup de sympathie aux militaires. En rentrant de l'enterrement de la petite F. qu'on n'avait pu enterrer à temps à cause du départ de tous les médecins, nous rencontrâmes le 7e qui défilait. Un homme sortit des rangs et fut pris sur le bord du chemin d'une attaque d'épilepsie. Tout le monde s'empressa autour de lui et l'assomma de soins. J'eus beau, après l'avoir déboutonné, demander qu'on s’écartât pour lui laisser un peu d'air, tout le monde se tassait : il eut fallu le laisser tranquille, on l'arrosait d'eau, Madame B. l'essuyait rudement, lui tirait les jambes quand il se recroquevillait. Elle voulait absolument lui faire boire un cognac ou un café : on lui administra deux œufs, une jeune femme à l'accent flamand et criard annonçait tout ce qu'elle pouvait tirer du malheureux dans ses moments de calme : « Voyez-vous Monsieur, il dit que ça lui arrive souvent, on ne devrait pas prendre des hommes malades ».

Malgré les soins, le malade reprit connaissance et le sergent, qui était venu de Calais avec une voiture, l'emmena.

9 août. Le succès de Liège et l'entrée à Mulhouse, sont les deux grandes nouvelles. Les journaux font le compte exact de tous les morts allemands, mais il semble qu'aucun Français ne tombe.

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On ne connaît l'emplacement d'aucun des régiments de cette région. Vaguement, on dit que le 8e et le 1er sont à Liège. On a même répété que le 8e avait été anéanti par une mine et que le 16e chasseur en chargeant contre 124 mitrailleuses s'était fait mâcher. J'ai vu de ma fenêtre la première distribution de pain. C'était une cohue de femmes se chamaillant autour du garde-champêtre qui gesticulait. Les gamins couraient au travers de la foule, les artilleurs fort intéressés, regardaient le spectacle, et un groupe de jeunes gens près de la cour de l'église interpellait les filles ou criaient de temps en temps « un dirigeable, un dirigeable ».

10 août. Un dirigeable anglais a évolué toute l'après-midi sur le détroit et a fait courir tout le monde à la côte.

14 août. Les réservistes sont passés en chantant : le capitaine allait à pied tout souriant. Ils avaient chaud, les manches retroussées, la capote ouverte, ils riaient barbus de toute leur barbe, figures pas rasées. Derrière la troupe suante venait en cahotant la voiture réglementaire, un homme était assis par derrière, les jambes ballantes, et il fumait la pipe avec une sereine dévotion. Il me rappela le caporal d'hier, couché sur la voiture de légumes, écrasant les carottes et embrassant un sac de pommes de terre.

16 août, dimanche. Les rues si animées sont désertes, plus de Calaisiens, plus de marchands de frites et plus de militaires en noce, plus de bals, plus de sonneries de cinéma.

19 août. J'ai assisté à la distribution de soupe faite par Madame Stalan. Chaque jour, une liste de familles pauvres est affichée à la Mairie, ainsi tous les indigents reçoivent la soupe à tour de rôle. J'ai goûté la soupe aux pois qui était appétissante, mais sur 25 à 30 familles marquées au rôle, beaucoup ne sont pas venues chercher leur portion. C'est trop gênant !

25 août, mardi. Les journaux sont venus tard ; comme le disait un vieux matelot, sur la route en attendant les nouvelles : « l'air est lourd ». Nous ne sommes plus aux premiers jours de confiance joyeuse, en une prompte victoire ; on espère encore, un rien, on se console plutôt : « Les Russes viendront bien ! ». On reçoit des nouvelles des soldats : le fils du cafetier C. est gravement blessé à la main, la femme qui tenait le pauvre petit que j'ai ondoyé à midi, sait que son gamin est gravement blessé. Beaucoup de Lillois évacuent et viennent semer la terreur. Les employés du chemin de fer racontent leurs voyages aux frontières ; plus de 200 locomotives belges sont en gare de Calais. Ce soir on n'espère plus et j'ai déjà entendu dire : « Nous sommes vendus encore une fois ».

27 août, jeudi. Aujourd'hui on a convoqué la classe 1914. Les jeunes gens de 20 ans ont reçu à 7 heures du soir l'ordre de partir demain à 4 heures du matin pour Lisieux. On s'occupe beaucoup de Lille. Les Allemands sont-ils à Lille, oui ou non ?

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Les mauvaises nouvelles arrivent avec les étrangers affolés. Un épicier de Denain a vu les Allemands arriver avec de l'artillerie et des mitrailleuses automobiles. Il a fui à bicyclette. On commente l'abandon de Lille et l'attitude de Percin. Un sergent du 7e a vu l'ordre envoyé par Percin à son capitaine d'accorder un congé illimité au secrétaire du fichard Weloff (on met les frères à l'ombre). Un major se lamente sur les luxueuses ambulances de Lille. On a gardé à la disposition de l'ennemi les meilleurs chirurgiens, les sommités des facultés. On eut bien dû prévoir et ne pas dépenser des sommes folles dans une zone dangereuse.

31 août. Deux jeunes gens du groupe paroissial se sont engagés aujourd'hui : Maurice Lefebvre et Yves Carlhan.

2 septembre, mercredi. Ce matin, grand émoi, le garde-champêtre a publié le rappel de toutes les classes non encore mobilisées. Vers sept heures, une vieille belge réfugiée me demande de lui donner la communion ; je rencontre sur le coin le peintre et un groupe d'hommes qui se préparent à gagner Dunkerque. Je vais lire le décret de mobilisation à la Mairie : une dernière ligne est désagréable : on demande des sociétés ayant des fusils. Et on murmure : « C'est donc vrai qu'on n'a pas de fusils ». Je suis allé conduire à la gare Maurice Lefebvre et Yves Carlhan qui partent pour Lisieux.

3 septembre. Nous sommes maintenant séparés de la France sans communication avec Lille, Arras, Amiens. Nous faisons partie d'une langue de terre au long du détroit. Les nouvelles deviennent très rares. On travaille ferme aux tranchées autour de Calais, les artilleurs promènent de canons, les territoriaux manœuvrent.

4 septembre, vendredi. Viendront-ils ici ? Prendre Calais ! On inonde le pays bas dit-on vers Saint-Omer. Que vaudrait l'inondation ? Et si on les repoussait, si on les rejetait à la mer ? Ce serait sur nous ! Mais ils ne viendront pas se mettre sous le bombardement de la flotte anglaise. C'est notre perpétuelle méditation, notre fastidieuse conversation.

5 septembre, samedi. Nous recevons à Calais le troupeau lamentable des évacués du Nord. Pour ne laisser personne aux Allemands qui font travailler les gens valides, on a mobilisé tous les hommes du Nord du Pas-de-Calais et de la Somme ; ces malheureux ont fui comme ils ont pu à pied, vers Armentières. Il y en a ici 10 à 15 mille ; ils flânent dans les rues de Calais portant une musette souvent vide. On n'a pu en faire le triage, ils couchent sur la paille.

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Sur les seuils des maisons. On les nourrit de harengs saurs, de viande trempée dans l'eau bouillante. À certaines heures, quand les trains pour la Bretagne sont formés, des patrouilles du 5e s'éparpillent dans la ville et rabattent tout le troupeau vers la gare.

8 septembre, mardi. La neuvaine approche et j'ai peur de n'avoir pas de prédicateurs à cause du manque de communications.

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Bombardement par mer

Alerte, je m'éveille en sursaut et cours à la fenêtre, j'ai l'habitude de laisser le rideau entrouvert pour me diriger facilement dans l'obscurité.

Calais est dans la nuit profonde, les détonations viennent du côté de la mer. Je vais donc à tâtons dans la chambre sur la mer et j'aperçois distinctement les lueurs des coups de canon derrière les maisons d'en face : il n'y a plus de doute, c’est un bombardement par mer.

J'entends alors un petit bruit sec de maçonnerie touchée par un obus, je crois que le clocher a été touché par un projectile en pleine course, et je retourne dans ma chambre pour voir. L'obscurité est trop grande : je m'habille et descends sur le perron qui se trouve derrière la maison. Il me semble que je suis au moins abrité par la maison.

J'attends là debout, je suis agacé par la rapidité des explosions, par le sifflement des obus, mais j'attends la fin avec cette idée fixe : « cela ne peut pas durer, les navires seraient aperçus et leur position pour eux deviendrait dangereuse. Aussi, le bombardement va cesser bientôt net à un signal ». Et tout cesse brusquement. Je cours sur la dune au bord de l'eau, mais on n'aperçoit rien, et en rentrant je demande à ma voisine s'il n'y a rien eu dans les Baraques. « Mais oui : j'ai entendu parler des Conon ».

J'arrive rue Carnot, la maison est envahie par les soldats qui cantonnent en ce moment dans le pays. Madame Conon de son lit où elle est blessée me crie : « M. le Curé, quel malheur, mes enfants en haut... » Je la console instinctivement : « Il n'y a rien ». Mais un soldat m'ouvre la porte de l'autre place et j'aperçois, par terre, le cadavre de M. Conon : il s'était levé, sans s'habiller, pour aller voir dans sa cour, et il a été surpris en traversant la maison, il est tombé comme une masse : on ramasse un de ses doigts près de l'armoire. tout le monde va et vient dans la maison ; je monte à l'étage péniblement, à travers les décombres, dans la petite chambrette sous les plâtras et les lattes du plafond, je distingue les trois cadavres : la jeune Nieman, Marcel Conon, tous deux pressés dans le petit lit et encore endormis, puis contre le mur, un peu sorti des couvertures, la petite Marcelle dont le haut du crâne est emporté. Je remarque sur la cheminée le pauvre petit Christ resté là, droit. En ba, tout le monde cherche des éclats d'obus. On entend une série de violentes détonations : c'est un combat naval, les navires allemands sont poursuivis. Une voiture d'ambulance vient emporter Madame Conon, je salue l'aumônier. Tout le monde rentre se coucher.

Ce n’est que le lendemain que j'ai su que la maison Nave, près de la mienne, était démolie. Tous les 7 enfants, le père et la mère, ont échappé miraculeusement à la mort. Malgré le grand nombre d'obus lancé sur toute la région de Calais, mes victimes des Baraques sont les seules, aussi le sous-préfet voulut de grandes funérailles. Il y a assisté avec toutes les autorités. L'église était entièrement tendue de noir et Monseigneur Debout, archiprêtre de Notre-Dame-de-Calais voulut bien présider au chœur.

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2 septembre 1917 : Les saints anges gardiens

Depuis deux mois, nous sommes bombardés sans trêve par les avions. On tend l'oreille au moindre bruit, la sirène hurle à la lune : « En voilà un », et on discerne un vrou-vrou-vrou qui approche, un bourdonnement saccadé. Le vrou-vrou devient net, des coups de canon au loin, des lueurs d'obus vers Gravelines, c’est le bombardement. Les obus scintillent parmi les étoiles et laissent quelques flocons noirs. Les coups de canon craquent l'air, quelques obus qui passent, tout proche, sifflent : les shrapnels crèvent et sèment une pluie de ferraille qui gratte les murs et claque sur les pannes des toits.

Dans le vacarme des batteries, on entend de larges explosions par séries de trois qui martèlent la terre et la font tressaillir sous nos pieds. - « Ça c’est une bombe ». Le bruit s'éloigne à 4000 ou 5000 mètres ; on ne tire plus, la sirène jette sa lugubre plainte : « l'alerte continue ». Encore un bruit de moteur ...régulier. « C’est un des nôtres », il passe bas et nous assourdit. Un obus est tombé dans la rue de l'église, il a brisé le lit d'une petite fille qui s'était réfugiée dans la cave de Lecoester.

Mardi 27 septembre. Un obus est entré à midi en face de l'église. Il n'a pas éclaté mais il a fait voler en morceaux la porte de la cuisine. Toute la famille était à table et la femme s’est sauvée, laissant les enfants mais tenant soigneusement le saladier. Pendant les bombardements de nuit, beaucoup de monde s'enferme dans trois ou quatre caves : à l'école, chez le cafetier Lecoester, chez le boulanger. Au début de l'alerte, on entend des cris d'enfants, des cris d'appel, et un roulement de souliers. Avant-hier, dans la cave du boulanger, il y avait 72 personnes, la mère B... était assise près de la sœur C... sur les marches de l'escalier, elle avait sur les genoux le bébé de sa voisine ; sa fille était assise par terre avec ses deux enfants et, tout autour, du monde tassé sur des planches, exaspéré de peur, dans une atmosphère à suer. Aussitôt que le canon se tait, quelques voix résonnent dans la rue, le père W... de son petit balcon, crie les résultats à Madame B..., sa voisine, et quand la sirène tarde, la foule remonte des caves, les femmes en châles, les enfants enveloppés de couvertures, on parle, on s'explique, on pleure en attendant la nouvelle alerte, c’est parfois bien tard que chacun regagne son logis, en s’interpellant, riant, lentement, comme un soir de cinéma.

Beaucoup s'en vont à Sangatte coucher dans des granges. Les gens de Calais passent en procession : des voitures d'enfants, des filets de provisions. Madame A... y est installée avec son petit bébé ; les W... ont emmené leur vieille mère de 80 ans en brouette, ils sont restés à l'abri d'un mur jusqu'à deux heures et sont revenus avec beaucoup d'autres. « C'est pu une guerre ».

Trois bombes d'avions sont tombées dans la plaine,une torpille s'est par miracle enfilée juste dans la cheminée des Roberval. Les ailettes se sont brisées sur la maçonnerie qui a été jetée dans la rue, et le corps du projectile ainsi ralenti est venu se noyer dans un tas de suie, derrière la cuisinière. Tous les enfants étaient assis autour de la cheminée.

3 septembre. Au soir, la lune est claire, on attend, on s'étonne : on écoute le sifflet des trains : à 10 h 1/2 un de nos avions redescend : il a trouvé en l'air un vent assez violent, on peut se coucher en paix.

4 octobre, mercredi. Il fait franchement mauvais et les gens disent avec satisfaction « ce coup-ci c’est l'hiver », « aujourd'hui on va se coucher de bonne heure », « c'est une tempête bénie ! », « Mon Dieu, si ça pouvait durer ! ».

7 octobre. Tous les soirs on se couche sans bougie, car si par malheur un centimètre carré de lueur filtre au travers des rideaux, tous les voisins et tous les passants crient « Lumière ! Lumière ! ». On prépare sa casquette, son pardessus avec sa lampe électrique dans une poche, et bien à la main les souliers et le pantalon. Que de nuits, il a fallu sauter dans les culottes et emmancher le pardessus !

3 novembre. Alertes de nuit, il fait froid et beaucoup vont dans les caves pêcher des rhumes. Le matin, les enfants dorment sur leur chaise au catéchisme. Les Anglais ont formé un cimetière près du nôtre : on y met dans des coins séparés les Anglais, les Hindous et les Musulmans. Ces différents enterrements sont une attraction. Les Chinois viennent « en balançoire », portés par un bambou : tenu par deux cordes, le cercueil s'agite suivant la marche des deux porteurs : un Chinois marche devant en tenant une longue planche couverte de caractères chinois qui sert d'écriteau funéraire. Quelques Chinois crasseux suivent avec des pelles, et s’arrêtent à toutes les vitrines du chemin.

Les Musulmans sont toujours nombreux aux enterrements. Ils se divisent en deux chœurs et psalmodient perpétuellement « Allah il allawe amaruch il allah », c’est ce que j'ai compris, mais les enfants ont transformé ce chant en « la la tra la la... à Calais y restera », et le grand amusement c'est de faire le funèbre cortège en chantant « la la tra la la ».

4 novembre 1917, dimanche. Un Gotha allemand a frôlé cette nuit les toits des Baraques ; il a demandé, par des fusées, à atterrir sur le champ d'aviation, mais on ne lui a fait aucune réponse, car dans la Somme, après avoir fait illuminer le terrain, les Allemands l'ont bombardé. L'avion était vraiment en détresse ; il est allé se casser sur la falaise d'Escalles, et les 4 hommes ont été retrouvés tués dans les débris.

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8 novembre 1917. Je suis sorti avec les enfants : partout on rencontre des nègres[2], des prisonniers allemands, des Chinois et des Belges. Les gamins les méprisent tous et, ce qui est très gênant, les interpellent : « Allô..., allô..., les Belges sont des... », les Chinois se mettent dans une rage épouvantable quand on leur crie de loin « Krani ma ma la Gabi ».

12 novembre, mardi. On a entendu le canon toute la journée : à la fin du salut, vers 6 heures, on vient demander de souffler les lumières car la sirène marche. Je me hâte de dire mon bréviaire et je m'arrangerai à l'avenir pour le terminer avant la tombée de la nuit.

13 novembre, mercredi. Vers 7 h 1/2, je rentrais dans mon bureau après le souper, en posant la lampe, j'entends le moteur allemand. « Vite, soufflez les lampes » ; ma bonne encore à table reste dans l'obscurité avec la moitié de sa tartine en main. On voit de nouveaux obus qui passent comme des étoiles filantes. En passant dans la rue de l'église, quelques minutes après le bombardement, je sentis la forte odeur des harengs frais, cuits dans la poêle. Ce sont les premiers harengs de la saison, on les mange toujours avec plaisir, comme une nouveauté, et c’est ce repas friand d'un ouvrier du port que le Taube a dérangé.

8 décembre. 4 avions ont été surpris dans les faisceaux des projecteurs.

16 décembre, mercredi. Vers 6 heures du soir, la sirène marche, le canon et les bombes. Un feu s’est déclaré vers la gare. J’allais pour voir l'incendie jusqu'au talus du « courant », qui sert d'observatoire. Un avion ennemi lança ses bombes dans la zone de l'incendie, puis tout à coup, à 5 ou 600 mètres de nous, au moins neuf bombes tombèrent dans les terrains entre la citadelle et le « courant », nous vîmes les gerbes de feu et les blocs de terre projetée. La fumée de cette pluie de bombe fut si intense qu'elle couvrit d'un rideau épais la lueur de l'incendie.

12 janvier 1918, samedi. Aujourd'hui commence une nouvelle lune comme disait la mère W... : « Nous avons encore eu une belle lune : tempête de vent, brouillard, pluie, bourrasque de neige pendant un mois. C'est un rêve ».

24 janvier, jeudi. La lune s'avance et n'avons rien eu. Le temps était assez calme ces derniers jours, Dunkerque et les côtes anglaises ont eu des visites. Un convoi des tracteurs automobiles anglais remisés dans la plaine Blériot, a été attaqué, trois voitures sont arrivées démolies. Depuis deux jours, on voit une saucisse[3] accrochée au-dessus de Calais. La journée a été très belle, mais tout le monde attend ce soir.

25 janvier, vendredi. À midi, visite d'avion allemand.

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Jusqu'ici, nous avons été défendus par deux avions, l'un des aviateurs portait un costume rouge des troupes coloniales, l'autre tout noir, celui du génie ou de l'artillerie : deux braves garçons très populaires dans le pays. Quand il y avait alerte, que le colonel s'envolait, on disait : "C’est le Bon Dieu qui monte, l'autre, le noir, c'était "l'Ange gardien", et l'on était rassuré. Nous avons maintenant une escadrille de défense. Le soir vers 10 heures, alerte. Nos avions de l'escadrille des chats, montent, prennent l'air, et c'est un bruissement, un broiement de ferraille, dans lequel tout à coup l'oreille habituée distingue un roulement qui enfle, qui s'éteint, qui enfle, qui s'éteint chaque seconde : c’est l'Allemand.

Les canons maintenant tirent beaucoup, il y a une batterie derrière la villa de Monsieur Cordier qui fait beaucoup de bruit, et du jardin je vois la gueule des canons du Fort-Nieulay. On entend souvent les mitrailleuses des avions, c’est le bruit le plus désagréable et le plus irritant. Tout l'intérêt se porte vers le champ d'aviation et beaucoup de jeunes gens vont pendant l'alerte au long des murs de la plaine. Grandes chandelles blanches qui s'épanouissent en vert pour indiquer le terrain. Les avions lâchent des feux rouges ou verts, et, pour atterrir, un brillant feu blanc qui flotte longtemps. Les projecteurs illuminent un moment la piste d’atterrissage qui est marquée d'une grande croix lumineuse formée par des lampes électriques posées dans l'herbe. Un avion a dû atterrir sur la plage, on y court, il n'y a rien de cassé.

26 janvier, samedi. Un Gotha a été descendu vers Dunkerque par un de nos avions qui a reçu lui-même une balle dans le carter et deux dans les ailes.

29 janvier, mardi. Le Gotha abattu était exposé à Calais ; en revenant vers midi, j'ai été surpris par l'alerte : gare, ce soir. Le soir, alerte... nos avions montent et gagnent la mer, vers minuit et demi on entend le bombardement vers Boulogne, puis une brume se lève et passe rapidement devant la lune. Tout à coup, on entend un Allemand qui doit venir de Boulogne ou de Marquise : il s'éloigne. Plus tard, une autre Allemand tourne longtemps et semble perdu dans la brume : on le lui souhaite. Enfin, à 1 h 1/2, on se couche.

30 janvier, mercredi : À midi, un Taube vient faire sa promenade. Je l'avais déjà entendu quand tout à coup, pendant le catéchisme, Marie D... dit « un Taube ». Je lui fais de grands yeux et l'on continue, mais, bientôt les canons tirent, deux gamines frémissent, je ne puis les renvoyer. Je fais donc réciter tout haut et tout le monde ensemble les commandements de Dieu. Quand les détonations se pressent, je leur fais chanter un cantique, mais il faut reprendre un couplet après l'autre sans respirer. Tout se passe bien.

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2 février 1918, samedi. Voilà trois nuits que nous dormons, on se regarde tout drôle, le matin on est hébété d'avoir dormi, stupéfait, un peu inquiet d'une chose qui n’est pas venue. R... en regardant la lune disait hier soir : « On devrait lui f... un coup de canon et la crever celle-là ». Une vieille femme assurait que « sûrement, avant, elle n'était pas si grosse ». Jeudi, les enfants me l'avaient montrée vers 3 heures, ronde et terne dans la lumière du jour ; et nous avons ri de l'ivrogne qui près de la gare l'insultait et lui montrait le poing. Un jeune homme, en face de chez Bogart, entre deux alertes, annonçait que le préfet demandait à embaucher des peintres. « Pourquoi ? » - « Pour coaltérer le cul de la lune ». Jamais on n'avait été si bien renseigné de la pleine lune, de la nouvelle lune, du premier ou dernier quartier de la lune.

17 février, dimanche. À 7 h 1/2, tous les jeunes gens jouaient aux petits chevaux ; deux coups de canons, alerte ! J'éteins l'acétylène et tous décampent. Ma bonne était allée passer la nuit près de sa sœur dans un quartier très exposé de Calais. J'étais inquiet pour elle. Et il n'y eut rien, c'était une fausse alerte.

18 février, lundi. 7 h 1/2 alerte, puis rien. 9 h 1/2, bombardement épouvantable à deux reprises, je n'ai jamais vu de si violents tirs de barrage ; toutes sortes d'obus traçants, explosifs, se promenaient dans le ciel.

22 février, vendredi. Le temps s’est mis au vent ; la tempête est rude, « si la brume monte, dit un vieux matelot, ce sera de la pluie », « pourvu qu'il ne fasse pas beau temps, c’est le principal », répond une vieille femme.

24 mars. Chacun fait son abri ; il n'y a que peu de caves dans le pays. Aucun abri ne tiendrait, mais les gens sont rassurés, c'est l'important. Entre deux alertes, j'ai visité celui de L... derrière chez moi.

30 mars. Depuis le commencement de la semaine, l'offensive allemande est déclenchée. Toujours des nouvelles alarmantes. « Les Allemands vont arriver à Calais », et d'autres très consolantes : « Les Allemands sont battus, 80.000 prisonniers ». Malgré le manque absolu de nouvelles, on sait que mardi la situation a été grave. Mercredi le bruit d'évacuation des mobilisés circulait, et jeudi, une journée froide après des jours de printemps, le garde-champêtre a publié l'ordre d'appel des classes 19, 20 et 21.

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Tous les jeunes gens de 19, 18 et 17 ans, devront aller samedi, de midi à 4 heures, à Calais avec une couverture, un verre, une cuillère, une fourchette et assiette. Il pleuvait ; l'encre s'étalait sur la feuille que lisait Monsieur Boudin, et je dus lui recopier la note au crayon. Les hommes en sursis avaient aussi reçu l'ordre d'appel, mais la situation semble meilleure, et vendredi ils ont été individuellement avertis d'attendre chez eux. J'ai vu passer vers midi les jeunes gens qui se rendent à Calais, ils partent avec leur couverture et leur musette pleine, sans trop d'ennui, malgré la pluie qui commence à tomber.

2 avril, mardi de Pâques.

Vers 4 heures du matin, passage d'avions, tirs de barrage. Les jeunes gens de la classe 19 sont partis et quelques-uns de la classe 20 ; les autres vont répondre à deux appels par jour, ils sont militarisés et se tiennent prêts à partir au premier ordre. Ce mouvement s'est fait dans le plus grand désordre, les officiers convoquaient les jeunes gens à midi et les faisaient attendre jusqu'à 4 heures. Les jeunes gens avaient de suite mangé les vivres qu'ils avaient emportés. Ils dépensaient au café le peu d'argent qu'on leur avait donné, et faisaient le troupier, criant, jurant et cassant les carreaux des écoles où ils étaient logés. Il y a une impression curieuse en temps de bombardement, ce que j'appellerai la peur de tout ce qui nous entoure. Rien évidemment ne nous abrite d'une torpille et surtout des coups du mobilier, des murs, des poutres, de tout ce qui dans la maison est projeté par l'éclatement. J'étais l'autre soir assis dans le coin de la cheminée, près du filtre, et je me suis écarté en pensant qu'il allait peut-être m'entrer dans le dos : en buvant mon thé, je sentais la tasse se casser dans ma bouche, et les morceaux me déchirer les joues. Surtout, la vaisselle, le verre, les carreaux, inquiètent lorsque dans les longues attentes des alertes, on songe au moindre détail de l'explosion : « si un obus tombait ».

12 avril 1918, vendredi. L'offensive d'Amiens remonte ; d'abord sur Arras, elle se porte depuis quelques jours sur Armentières qui est pris. Aujourd'hui on apprend la chute d'Estaires, on craint pour Merville ; Hazebrouck est évacué et Saint-Omer bombardé. De nombreux réfugiés passent, et renouvellent les malheureuses journées de 1914. Ce soir de ma fenêtre, je voyais le ciel vers Saint-Omer éclairé d'une grande lueur ; par instants on apercevait dans la brume le scintillement d'un obus ou d'une fusée. Soirée très douce, après une pleine journée de soleil : au loin, le bombardement très net du front. Mauvais temps, vent violent et froid. Les Allemands ont avancé sur Merville. Grande activité d'automobiles, il arrive au camp de la plaine de Blériot de grandes charges de motocyclettes et de roues caoutchoutées ?

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C'est une allée et venue perpétuelle de camions en groupe qui amènent du matériel pour remplacer celui tombé aux mains des Allemands. De nombreux Allemands sont arrivés.

17 avril, mercredi. Depuis 8 jours les farines manquent. On fait la queue à la porte du boulanger. Les femmes se bousculent pendant trois ou quatre heures. Il y a des insultes, des menaces, aussi désormais il n'y aura qu'une distribution par jour, sous la surveillance du garde-champêtre. Certaines personnes ont envoyé leurs enfants tous les jours chez le boulanger de Sangatte qui ne fait plus de tournées en voiture, d'autres sont allées à Calais. Hier, il n'y a eu de pain nulle part. Ce matin, le boulanger a reçu deux sacs de farine et l'on distribuera à chacun une part réduite à 6 heures du soir.

21 avril, dimanche. Cette nuit vers 11 heures, alerte. On a tout le temps de s'habiller et pendant un quart d'heure de calme, je regarde par la petite fenêtre du pignon vers Calais. Tout à coup le bombardement commence, tous les projecteurs semblent en ligne du côté de la gare maritime et lancent vers les Baraques un rideau de lumière. L'avion vient de Gravelines. Je vois dans un brouillard une bombe éclater vers le port (près du phare), une autre plus près (coin de la place d'Armes), puis une autre (à l'autre coin), une quatrième que je juge vers la citadelle. Cela fait en ligne droite une série d'explosions qui se rapprochent et viennent droit sur moi ; une cinquième éclate tout près, je vois distinctement la gerbe de feu, ce doit être près du bâtard d'eau. J'abandonne la fenêtre, je me hâte ; dans le couloir, j'entends une bombe ; en bas, je plie instinctivement le dos, je me mets contre le mur ; toute la maison s'ébranle : c’est tout près. J'attends le coup prochain,c'est pour nous. J'attends la tête enfoncée dans les épaules, mais le temps passe, l'avion a lâché toutes ses bombes ; puis le canon se tait, c’est tout. Aujourd'hui, j'ai vu les trous des trois dernières bombes près du « courant », derrière le presbytère.

5 juin 1918. Autour de l'Ascension (8 mai), nous avons été très bombardés et en alerte continue : deux ou trois alertes par nuit. Les avions n'ont plus besoin de lune et viennent par tous les temps. On était épuisé par manque de sommeil : tout le monde me disait : « Regardez Monsieur le Curé comme je maigris ». Les canons de la défense sont très nombreux, les obus perdus sifflent à fin de course ; il en tombe un peu partout, une petite torpille a éclaté dans le jardin des Sœurs. Heureusement que depuis 8 jours on dort plus régulièrement.

6 juin 1918. Après l'avance dans la Somme, l'avance sur Paris nous inquiète moins : l'ennemi peut être aux abords de Paris, mais nous ne risquons plus de tomber aux mains des Allemands ou d'être coupés par Abbeville de toutes communications.

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16 septembre. La neuvaine est commencée, belle journée, beaucoup de pèlerins. J'ai pour m'aider les Pères Fréchon et Ponche et l'abbé Bonnier des trains sanitaires belges. En pleine nuit : alerte. C'est tout le vacarme habituel, je reste avec le Père Fréchon dans le couloir du côté du jardin, quelques bombes tombent, très près, vers la mer. Je cours, j'ouvre la porte de la rue et j'aperçois, derrière le couvent, deux lueurs de bombes : aussitôt, nous sommes brutalement secoués par une nouvelle explosion. Le calme s'établit une minute et je cours dans la rue m'informer : on dit qu'il y a un blessé chez Bogard. J'y vais et, près de la porte du cinéma, transformé en logement par les gendarmes belges, je trouve un matelas par terre : à la lueur de ma petite lampe électrique, je vois un homme le bras en bouillie et le ventre ouvert. Il parle, il est très dur, il explique qu'il a été blessé sur la plage, il est revenu tenant son bras et criant au secours.

Le bombardement a repris, les peureux réfugiés dans le café crient : « Les lumières ». Je laisse le Père Fréchon avec le blessé, prends son vélo et pars chercher un docteur. Je pédale dans la nuit jusqu'à l’hôpital anglais du Casino. J'erre entre les baraquements, j'entends parler les malades mais pas un infirmier ne répond à mon cri de secours « Help ». Enfin au poste de l'officier, j'aperçois deux hommes en casque, j'explique l'accident, on commande une auto, et je repars dans l'obscurité éprouvant un certain bien-être sur la route, car le bombardement cesse. Le malheureux a survécu un moment dans un hôpital de Calais.

Je suis allé voir les autres dégâts : sur la grand'rue beaucoup de carreaux cassés : plusieurs bombes sont tombées au coin de la rue des Dunes. L'une a fait un petit entonnoir, tout contre la maison de Madame Lahaye. Par miracle la maison n'a rien : à l'intérieur même rien n'a bougé : aussi la vieille Madame Lahaye que j'emmenais chez se belle-fille criait en balbutiant : « Le Sa..cré - Cœur...est ...dans ..ma...mai...son ». Les toits des maisons sont tous soulevés dans ce quartier. Enfin on regagne son lit.

17 septembre. Nous avons eu une nouvelle nuit de bombardement : cela devient fatiguant.

Octobre 1918. Nous sommes tranquilles : les Allemands sont repoussés, on dort. On s'accoutume au repos, mais cela paraît étrange : on écoute sans cesse les bruits de la nuit.

Novembre. La victoire s'étale.

Jeudi 7 novembre. J'avais ce soir réunion des hommes ; L'après-midi, revenant avec les enfants du Beau-Marais, j'avais rencontré près du cimetière un soldat belge, mon chanteur de Noël qui avait dit au passage : « C'est fait, l'armistice est signée ». Tous les hommes en entrant répétaient la nouvelle « la guerre est finie ».

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Tout à coup on entend un avion : « C'est un des nôtres », mais le bruit persiste, on entend siffler comme un cri de sirène. Je sors pour mieux entendre et je perçois un grondement de zeppelin : instinctivement je ferme la porte d'où sort une grande nappe de lumière. Alors des centaines de sifflets de train, de bateaux, de sirène, se mettent à grogner, à fuser en longs bourdonnements et en « tu, tu, tu » précipités. Ça y est, c'est « le signal de la paix ».

Avec Monsieur François, nous grimpons au clocher et sonnons à volée, j'en casse la corde. Quand nous fûmes réinstallés dans ma salle à manger, je fis mettre (chose rare) la goutte dans le café et j'offris un cigare. Quand on entendit un bruit de musique, tout le monde fut debout et nous vîmes, à la porte, passer une fanfare et toute la base navale belge portant des falots et chantant la Marseillaise. Toute la nuit ce fut des cris, des chants, des roulements sur des marmites et l'explosion de vieux pétards, vite dénichés. Le lendemain, le journal attendu impatiemment ne disait rien, c'était une fausse nouvelle. On avait mal compris, une dépêche annonçant une suspension des hostilités, locale, et de deux heures, pour laisser passer les plénipotentiaires allemands.

9 novembre. Enfin ! ce ne sera plus long. Les Allemands ont 72 heures.

11 novembre. C'est fait. J'ai vu à Calais vers 8 heures une dépêche qui annonce l'armistice. Cortège de soldats mêles, certains sont grimpés sur des cabrouets et agitent de vieux drapeaux. On chante, on rit, on pateauge dans la boue. Tout le monde s'interpelle : deux femmes passent près de moi sous un parapluie : mais l'une d'elles qui avait besoin dans un pareil jour de plus d'air et de plus de liberté, repousse l'autre en disant : « Tu m'arraches le chignon avec ton parapluie ». Cris, chants, pétards.

12 novembre, mardi. Cris, chants, cortège, pétards, drapeaux.

13 novembre, mercredi. Il n'y a plus aujourd'hui de communiqué. On prend conscience de la sécurité. On remet des carreaux, on gratte les bandes de papier des fenêtres. On refait les vitrages. Ce soir les magasins sont illuminés et le phare de Calais tourne ...

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Troupes cantonnées aux Baraques

Dès les débuts de la guerre, les trains sanitaires belges se sont installés près du cimetière de Calais nord, sur les voies de Calais triage au port. Ils y sont toujours restés. Près du Pont-Lambin, on logea dans des baraquements la base navale belge : ouvriers des ports d'Ostende et d'Anvers qui sont restés jusqu'à l'armistice. Sur la plaine Blériot, sont restés plusieurs années les pontonniers belges avec un matériel automobile considérable, ils avaient comme initiales E.A.P., ce qu'on traduisait par « Embusqué à Perpétuité ». Les gendarmes belges logèrent au couvent, chez Guilbert et dans des baraquements près de la ferme Parenty. Près aussi de la ferme Parenty, il y eut les deux dernières années le dépôt de la remonte belge. Les Anglais amenèrent au bout de la plaine Blériot un immense matériel automobile, gros tracteurs qui démolirent la route. Parmi les Français, outre les artilleurs des forts qui changèrent plusieurs fois, il y eut un régiment du génie pour les travaux du chemin de fer, et quelques passages de bataillons d'infanterie au repos ».


Ainsi s'achève le journal du prêtre des Baraques, dans les pages 19 à 21, le prêtre a listé les soldats des unités en place ayant reçu une citation. Suivent trois feuilles volantes non numérotées sur lesquelles sont reportés les morts pour la France et les prisonniers de guerre.

Le document original

Lien interne

Notes

  1. Transcription originale par Sophie Léger.
  2. Le terme employé par le prêtre est dans ce contexte dénué de toute connotation péjorative.
  3. Il faut comprendre : un dirigeable, bien sûr.