Rapport sur la vie à Lens (1914-1917)

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Rapport sur la vie à Lens
Le rapport du commissaire Bourgeois Consulter l'original numérisé
Du 29 août au 5 septembre 1917, Charles Bourgeois, commissaire de police de Lens, réfugié à Rambervillers dans les Vosges, rend compte au sous-préfet de Béthune des conditions de vie à Lens sous l’occupation allemande. Il avait été contraint de quitter Lens, avec les derniers habitants, le 11 avril 1917 sur ordre de l’autorité militaire allemande [1]. Charles Bourgeois fut le dernier habitant à quitter la ville. Le voyage qui suivit fut pénible, mais « nous étions sortis de la fournaise ».

Il dresse en quatre rapports manuscrits, totalisant 50 pages, écrits sur le papier à lettres du commissariat de Rambervillers (Vosges, arrondissement d’Épinal), le tableau d’une ville exsangue et d’une population soumise aux humeurs de l’occupant allemand. Ces rapports sont conservés aux Archives départementales du Pas-de-Calais sous la cote 11 R 2148. Une version dactylographiée est conservée sous la cote 11 R 857.

Mobilisant ses souvenirs, faute d’avoir pu emporter ses archives, le commissaire de Lens évoque la vie quotidienne, les bombardements, les humiliations et rigueurs imposés par les allemands, les privations, les peines, les morts, etc. Il dépeint le fonctionnement de l’administration française en cette situation exceptionnelle et ses relations avec l’autorité militaire allemande. Il évoque certains faits divers et particulièrement les vols à mettre sur le compte des allemands. Il déplore également les mœurs de certains habitants Lensois.


Rapport I, du 29 août 1917

29 août 1917

Rambervillers le 29 août 1917 Le commissaire de police de Lens à Monsieur le sous-préfet de Béthune[2]

Rapport sur les événements qui se sont déroulés à Lens durant l’occupation allemande

J’ai l’honneur de vous adresser le rapport ci-joint en vous rendant compte que l’autorité allemande m’ayant obligé de quitter Lens sans pouvoir emporter aucune archive ni note quelconque, je suis dans l’obligation de vous relater de mémoire les faits essentiels qui se sont déroulés à Lens durant l’occupation allemande. Je ne puis vous citer toutes les dates mais je ferai de mon mieux pour être aussi exact et précis que possible.

Le 31 août 1914, vers midi, le sous-lieutenant V. Oppel du 12e régiment de hussards arrivait à cheval à Lens, escorté de quatre cavaliers. Il se rendait à la mairie et plaçait aussitôt ses hommes à l’extrémité des rues y aboutissant, la carabine chargée. Pendant que trois de ces hussards refoulaient la foule en tirant des coups de feu, le lieutenant faisait mander Monsieur le Député-Maire et la police. J'accouru me ranger à côté de Monsieur le Maire et reçu l’ordre de faire circuler la foule qui arrivait de toutes parts, d’inviter les habitants à vaquer à leurs occupations comme de coutume, d’interdire la circulation à bicyclette, etc. Cette consigne exécutée, l’officier demanda à faire ferrer son cheval, puis à manger pour lui et ses hommes. Satisfaction lui fut donnée par Monsieur le Maire. Étant à l’hôtel Théry, l’officier allemand fit exhiber leurs papiers à tous les consommateurs présents et leur fit vider leurs poches. Il retint deux voyageurs de commerce de Lille en possession d’une automobile et après avoir reçu d’eux divers renseignements, exigea d’être conduit à Lille. On n’a plus revu ces deux voyageurs dans leurs familles qui les ont réclamés depuis à l’autorité allemande. J’avais pris leurs noms en note mais ne me les rappelle plus. Ce fut à la suite de ce voyage à Lille que Monsieur Trépond, préfet du Nord fut molesté et frappé par cet officier. Il retint un chauffeur spécial pour le conduire et comme par enchantement, un nommé Van Kiel, sujet belge, négociant à Lens, se trouva présent en tenue kaki. Il parlait l’allemand et se mit à la disposition. De retour à Lens, V. Oppel exigea : 1. une rançon de 500.000 francs de la ville 2. la conduite sur la place, à Douai, pour le lendemain, de vingt-cinq voitures automobiles ajoutant qu’il serait infligé à la ville de Lens une amende de 15.000 francs par automobile manquante. Il fut expédié le même jour, neuf voitures seulement et aucune amende ne fut exigée pour les manquantes. L’officier allemand, accompagné de son escorte, demanda à visiter les dépôts d’armes de la ville et insista pour que je l’accompagne. Je dus obéir.

Après avoir visité le dépôt d’armes de la population, l’officier exigea que je l’accompagne à la caserne de gendarmerie. Le nomme Van Kiel était encore présent à la sortie de l’hôtel de ville et réclama protection à l’officier en disant que la population le traitait d’espion voulant lui faire un mauvais parti ainsi qu’à sa famille. V. Oppel invita Monsieur le Maire à user de son autorité pour protéger Van Kill, sa famille et ses biens. Sur la réponse affirmative de Mr le Maire, l’officier fit monter Van Kiel avec lui dans l’automobile et m’intima l’ordre de monter devant à côté d’un autre chauffeur inconnu. J’obéis, un hussard monta sur le marche pied, le canon de sa carabine dirigé vers moi et le lieutenant, à l’intérieur, me tenait en respect avec son revolver. Arrivés devant la caserne, tout le monde descendit. L’officier laissa son escorte sur le trottoir, me fit donner ma parole d’honneur qu’il n’y avait personne dans la caserne. Nous visitâmes à deux les pièces servant de bureau, l’officier revolver au poing et nous trouvâmes les munitions que j’avais fait transporter quelques jours auparavant pour être expédiés à l’autorité militaire française. Tout fut consigné à la disposition de l’autorité allemande. Au retour vers la ville, le lieutenant me fit monter à l’intérieur et Van Kiel à côté du chauffeur. Il me dit en cours de route : « Monsieur Van Kiel m’a dit que les habitants avaient tué quatre Allemands hier soir et puisque vous ne m’avez pas rendu compte, vous serez fusillé ». Je lui fis remarquer sans m’émouvoir que ce n’était pas exact, que Monsieur Van Kiel ne pouvait le prouver. Il me demanda encore ma parole d’honneur pour affirmer l’inexactitude des dires de Van Kiel, puis il n’insista plus. Arrivés devant l’église, l’officier allemand renouvela sa demande de rançon mais Monsieur le Maire le pria d’en diminuer le chiffre. Il répondit : « Je ne puis le faire, cela regarde mon général ». C’est alors qu’ayant découvert ses batteries, il ne fit rien versé à cet officier qui paraissait agir sans mandat particulier. Après avoir rédigé et fait placarder quelques affiches réclamant le maintien du bon ordre et l’abstention de toute violences par la population vis-à-vis des troupes allemandes sous peines de représailles sévères et après avoir réquisitionné des vivres pour un peloton installé dans un petit bois à proximité d’Arras, cet officier disparut et ne revint plus à Lens. Ses hommes arrêtaient tous les voyageurs sur la route d’Arras à Lens et les dévalisaient saisissant les bicyclettes et tous objets en leur possession.

Passage d’un bataillon allemand

Courant septembre, un bataillon de réservistes allemands vint à Lens et y séjourna 24 heures. Rien d’essentiel ne marqua son passage. Réquisitions de café, légumes secs et vivres de toutes sortes et ce fut tout. La cité fut assez tranquille, jusque vers la fin du mois. A cette époque, arrivèrent des troupes françaises, puis vers le 28 septembre 1914, batailles aux environs de Lens jusqu’au samedi 3 octobre, data à laquelle le canon français tournait sur les coteaux N. O. de Lens.

Dépôt de valeurs postales

A cette date, Monsieur le Receveur des Postes de Lens quittait la ville et après avoir cherché en vain une autorité quelconque pour recevoir ses valeurs, instruments et appareils téléphoniques, il me priait de bien vouloir en recevoir deux sacs. Le 30 septembre 1914, ayant reçu une lettre circulaire enjoignant aux fonctionnaires non mobilisables de rester à leurs postes respectifs et comme c’était mon cas, j’acceptai donc ces deux sacs avec l’espoir de pouvoir rétablir les communications téléphoniques comme je l’avais fait une première fois et je dissimulai le tout dans la cave de mon bureau où les allemands fouillaient le 13 octobre suivant, mais sans rien découvrir. Je remis le tout au frère de Monsieur le Receveur des Postes, courant novembre 1914.

Invasion allemande

Le 4 octobre, à la pointe du jour, des avant-postes allemands se trouvaient aux abords du pont de Douai à Lens et au cimetière Est, Méricourt, Avion et Sallaumines étaient aux mains des allemands. La bataille s’engageait au cimetière Est de Lens, puis des marais d’Avion vers la gare, l’aile droite allemande commençait à envelopper Lens par Noyelles et Loison-sous-Lens.

Une compagnie de chasseurs à pied cyclistes arrêtait les allemands vers le cimetière et un escadron de dragons faisait le coup de feu place de la République. Le canon allemand bombardait ladite place et fit trois victimes civiles, un autre civil fut tué rue de Douai par les balles allemandes. Durant la bataille, je faisais rentrer la population affolée à l’intérieur des habitations, lui relevant le moral et l’engageant à rester calme. Je fus bientôt impuissant et une grande partie des habitants quitta la ville avant une heure du soir, heure à laquelle la ville était complètement encerclée. Les troupes françaises se retirèrent vers midi dans la direction de Liévin et Loos-en-Gohelle après avoir subi des pertes légères. Nous ne restions plus qu’environ seize mille à Lens [3], beaucoup de civils furent tués alors qu’ils s’enfuyaient et furent inhumés par les allemands.

M. Basly prisonnier

Dans l’après-midi un cavalier allemand accompagné par M. Thellier de Poncheville, de Sallaumines, apporta à M. Basly, Député-Maire, une lettre du colonel allemand lui enjoignant de se présenter le même jour avant 4 heures à son quartier à Sallaumines. Ce magistrat obéit à l’injonction et après avoir été reçu assez brutalement par cet officier qui voulait lui faire dire qu’il y avait des Français en observation à la tour de l’église de Lens, il fut retenu jusqu’à ce que l’on fut assuré que les français avaient bien quitté Lens et que les hommes aperçus sur ladite tour étaient des allemands. Après avoir rédigé deux affiches disant en substance qu’il était retenu part les allemands comme otage et ce sous la dictée des allemands, engageant la population à n’exercer aucune violence vis-à-vis des troupes ennemies, M. Basly les signa puis il fut emmené par avion jusqu’à Eleu où il fut gardé à vue toute la nuit sans boire ni manger et en contact avec la soldatesque allemande avinée et arrogante au possible. Ce ne fut que vers 7 heures du matin qu’on fut laissé en liberté et put rentrer chez lui.

Durant toute la nuit, les troupes allemandes avaient pris possession des quartiers extérieurs et dès le lendemain commença le défilé interminable des troupes de cavalerie, puis l’artillerie se dirigeant vers Liévin, Loos-en-Gohelle, la Bassée et Lille.

Pillage par les allemands

Ce fut alors que commença un pillage sans nom de tous les magasins et de toutes les maisons qui avaient été abandonnés par leurs habitants. Les officiers en tête prenaient tout ce qui leur tombait sous la main, leurs soldats les suivaient. Après avoir emporté les objets à leur convenance, ces vandales jetaient les marchandises à terre, les piétinaient jusqu’à ce que d’autres soldats arrivés pour en faire autant, aucun officier ne protestait. Tous les soirs, je faisais barricader les portes des maisons et magasins pour empêcher les vols et pillages, mais le lendemain tout était éventré à nouveau. Je fis néanmoins faire ce travail trois jours de suite sous les yeux des allemands, mais je dus y renoncer, n’ayant plus de clôture. Ce fut alors que le commandement militaire allemand feignit d’avoir honte de la conduite ignoble de ses troupes. Une autre tactique s’exécuta. Les soldats pénétraient à nouveau dans les magasins pillés, y entraînaient femmes et enfants, les obligeant à accepter des brassées de chaussures et autres marchandises qu’ils emportaient ensuite, à côté des personnes qui étaient engagées de la sorte à accepter les marchandises ainsi offertes, il y avait malheureusement une certaine catégorie de la population civile qui pénétrait dans les maisons et magasins enfoncés et s’emparait de tout ce qui lui convenait. Une série de procès-verbaux ont été dressés de ce chef, mais je n’ai jamais voulu les communiquer à l’autorité allemande parce que je craignais qu’elle n’accuse la population civile des forfaits accomplis par leurs soldats. Lorsque j’arrêtais les délinquants pour les amener à mon commissariat, j’en étais empêché par les soldats allemands qui m’outrageaient ; il fallait l’intervention d’un officier pour que je puisse remplir mon devoir.

Trois agents de police arrêtés et prisonniers

Quelques jours après leur entrée à Lens, les dragons allemands s’emparèrent du sous-brigadier de police Mathé et de l’agent Renard alors qu’ils rentraient à leurs domiciles. Ils furent roués de coups puis emmenés prisonniers. Ces brutes obligeaient ces agents à marcher aussi vite que leurs chevaux, les frappant lorsqu’ils tombaient et ils durent les accompagner toute la nuit sans recevoir d’autres nourritures que des horions. Le lendemain, ces agents furent ramenés en prison à Lens. Après intervention de Monsieur le Maire auprès du Général, ils furent relaxés et durent se reposer huit jours. Un troisième agent nommé Vaneuville fut également arrêté route de Béthune, puis emmené prisonnier en Allemagne où il est décédé dans un camp de prisonniers.

Réquisitions

Non contents d’avoir pillé les maisons et magasins abandonnés, les allemands commencèrent le système des réquisitions à outrance : blé, avoine, farine, fourrages, vin, victuailles de toutes sortes, bétail, chevaux, ânes et mulets, marchandises de toutes sortes ; au point que les plus grands magasins furent vidés en peu de temps. Ils étaient insatiables, ils abusaient de tout, gâchaient une partie des marchandises et détruisaient le reste. En très peu de temps, les habitants furent réduits à la portion congrue, n’ayant plus ni pain, ni farine. Tous les blés des environs avaient été réquisitionnés par l’intendance allemande à raison de 35 francs le quintal. Ils ne payaient rien, ils donnaient des bons, la plupart dérisoires, [par] exemple : Bon pour cent bouteilles vides ; bon pour un baiser, etc.

Ici se produisit un faut que je ne peu passer sous silence.

Disparition de Deligne, meunier à Lens

Nous n’avions plus de pain, plus de farine. Il restait quelques sacs de blés au moulin de la ville. Le propriétaire de ce moulin, Monsieur Deligne qui était mobilisé avait été, à la demande de Mr le Député-Maire de Lens, renvoyé chez lui et mobilisé à son moulin pour y moudre pour la population durant la guerre. Or, ce mobilisé quittait son poste le 3 octobre 1914, pour ne plus reparaître. Le moulin à gaz pauvre faisant fonctionner le moulin fut détraqué, par qui ? Je l’ignore. La Conduite de Mr Deligne est inqualifiable.

Ravitaillement de la population lensoise

Devant cette situation, je me rendis dans tous les magasins, cafés, hôtels, épiceries de la ville et je réquisitionnai tous les moulins à café et à poivre que je trouvais. Je les fis transporter aux salles du moulin où des équipes de femmes furent organisées par Mr le Maire et se mirent à moudre du blé durant plus de quinze jours. Nous étions encore fort heureux de pouvoir faire fabriquer du pain complet avec ce produit.

L’administration municipale put enfin obtenir l’autorisation de faire moudre quelques sacs de blé aux petits moulins des environs, puis l’on parvint à réparer le moteur et à faire fonctionner le moulin Deligne. La population, quoique rationnée sérieusement, put encore manger du pain jusqu'au commencement de décembre 1914.

Non seulement les difficultés existaient pour le ravitaillement en pain mais aussi pour toutes les autres denrées comestibles. L’on sollicita des laissez-passer pour aller chercher des marchandises à l’arrière des lignes, vers Douai, puis vers Lille. Les résultats étant satisfaisants, l’administration créa une épicerie municipale, qui par la suite a rendu bien des services à la population. Par cette épicerie, le cours des marchandises fut régularisé et un léger frein mis aux agissements des ravitailleurs lensois affameurs du peuple.

Des arrêtés taxant les denrées de première nécessité furent pris par Monsieur le Maire, mais la plupart n’entravèrent rien, faute de sanctions possibles, de la rareté de certains produits et de l’appétit insatiable desdits ravitailleurs. Cette catégorie de commerçants fut constamment l’objet de notre surveillance sous l’autorité de Monsieur le Maire qui fut obligé de leur infliger des amendes.

Cartes de vivres

Les cartes de pain et de vivres avaient été instituées de prime abord pour toute la population pour éviter les abus. De commencement décembre 1914 jusqu’au 1er juin 1915 (j’étais blessé du 27 novembre 1914[4] et amputé, à l’hôpital jusqu’à la date du 26 décembre 1914, mais je ne me désintéressais pas de la situation, Mr le Maire me faisait de fréquentes visites) eut lieu la période la plus critique pour le ravitaillement en pain. Les allemands, qui avaient réquisitionnés tout le blé à raison de 35 francs les 100 kilos, obligèrent en quelque sorte l’administration municipale à lui acheter de la mauvaise farine composée de farine, de seigle, de féveroles, de châtaignes et même du plâtre et à raison de 70 francs les cent kilos, payables en bonnes espèces. La ration dut de 125 grammes par personne et par jour. Ce mélange, très difficile à pétrir, donnait un pain noir, noir, immangeable et détraquant les meilleurs estomacs, occasionnant de l’entérite, etc. Cette période est inoubliable.

Enfin, en juin 1915 jusqu’au 11 avril 1917, jour de l’évacuation du restant de la population lensoise, le comité hispano-américain fonctionna. L’on mangea du pain blanc durant huit jours, puis du pain gris. Si la qualité laissait à désirer, la ration fut augmentée et il y eut une grande amélioration.

Durant cette époque, bien que les denrées fournies par le comité hispano-américain aient été pour la plupart de qualité inférieure, légumes secs surtout, haricots et petits pois (il y avait une mouche noir dans chaque petit pois) la population a été à l’abri de la famine. Pour parfaire le ravitaillement, Monsieur le Député-Maire de Lens entra en relation avec un comité hollandais fonctionnant à Lille. Il put obtenir l’envoi de wagons de légumes frais, choux, navets, un peu de poisson et même des œufs. Les pommes de terre ont fait défaut à la population. Les pâtes alimentaires ont fait défaut également. La nourriture étant en général peu fortifiante, un séjour prolongé dans les caves ont causé beaucoup d’anémie surtout chez les jeunes filles et les femmes. Le prix des denrées fortifiantes était inabordable aux petites bourses. Le mauvais beurre s’est vendu jusqu’à 30 francs le kilo ; les œufs jusqu’à 1 f. et 1 f. 10 la pièce ; la viande de bœuf, la seule que l’on avait de temps à autre, cédée par les allemands à des bouchers privilégiés, se vendait 16 francs le kilo ; une poule, 20 francs pièce ; le lapin, 5 francs le kilo vivant ; le chocolat, 20 francs le kilo. En dernier lieu, le sucre, le chocolat et le beurre étaient introuvables dans le commerce.

Lait

Le lait, si utile pour les malades, commençait par faire défaut à la suite de l’abatage des vaches laitières réquisitionnées pour les allemands. Une démarche particulière fut faite auprès du commandant de place allemand. L’on procéda au recensement des vaches laitières et l’on obtient pour chaque fermier, un ordre de la kommandantur, interdisant la réquisition des vaches laitières pour la boucherie. Malgré ces ordres le nombre de ces animaux alla décroissant et au second semestre 1916, il ne restait plus que huit vaches appartenant à quatre propriétaires différents. Elles furent remisées dans la même écurie par ordre des allemands et sous leur surveillance. La distribution du lait avait lieu en présence d’un agent de police et sur présentation d’un certificat médical visé par les autorités allemandes et civiles.

Vol de deux vaches

Quelques mois plus tard, les officiers allemands faisaient voler la nuit deux de ces vaches laitières, l’une appartenant à Mme Bertin, l’autre à Mr Delforterie. J’en dressai procès-verbal établissant les faits à la charge des allemands opérant sous l’œil paternel de la police militaire de la Kommandantur.

Vol des vivres du comité d’alimentation pour une valeur d’environ 460.000 francs par les allemands

Afin de parer aux nécessités du ravitaillement de la population en cas d’une période où il ne serait plus possible de se rendre à Carvin par suite des bombardements ou de manque de chevaux, les allemands en réquisitionnant toujours, même des sans valeur militaire, l’administration municipale avait été prévoyante et avait dans ses magasins du Moulin, rue Diderot, un stock de marchandises, notamment de farines, pour une somme évaluée à 450.000 francs par Monsieur Édouard, directeur d’école, gérant du magasin de gros durant les hostilités. Dès les premiers jours d’avril, prévoyant une évacuation prochaine et complète de la ville, M. le député-maire de Lens fit demander les laissez-passer à la Kommandantur pour pouvoir faire transporter à Carvin, siège du comité régional, toutes les marchandises et farines fournies par le comité d’alimentation. Pour toute réponse, le lendemain des soldats allemands se présentaient aux écuries municipales, attelaient les chevaux de la ville aux chariots et disparaissaient pour ne plus revenir. Cette façon d’agir des Allemands mis M. le maire dans l’impossibilité d’évacuer sur Carvin les vivres qui restaient à Lens. Le 11 avril 1917, vers midi, l’ordre brutal d’évacuer tous les habitants restant dans deux heures, parvenait à M. le maire. L’autorité militaire allemande entrait de plano en possession de tous les vivres laissés au magasin de gros et de ceux existant au magasin de détail, à la mairie et pouvant s’évaluer à environ 10 000 fr. Le commissaire de police de Lens. Bourgeois. Nota, la suite à bientôt.


Rapport II, du 31 août 1917

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Rambervillers, le 31 août 1917

Le commissaire de police de Lens à Monsieur le sous-préfet, à Béthune,

Arrestation de M. Rodière, commissaire spécial à Lens

Comme suite à mon rapport en date du 29 août, j’ai l’honneur de vous rendre compte de ce qui suit : Fin mars, ou commencement d’avril 1915, mon cher collègue, M. Rodière, qui était bloqué dans Lens et avait réussi à se soustraire aux Allemands, été dénoncé par un mauvais français. Un officier allemand faisait entourer son habitation par des soldats, l’arme chargée et pénétrait chez M. Rodière, demandant à lui parler. Il fut reçu par Mme Rodière, qui, prévoyant le danger, appela son mari. Après perquisition faite à son domicile, Mr Rodière fut emmené prisonnier et évacué sur Douai après avoir subi divers interrogatoires. Là, il fut laissé en liberté provisoire sur parole est à charge de répondre à des appels périodiques. Mme Rodière put aller le rejoindre quelques mois après avec sa famille. Lors de l’évacuation de Lens, ils se trouvaient encore à Douai.

Dépôts d’armes

Conformément aux instructions reçues, l’administration municipale invite à tous les habitants de Lens à opérer le dépôt à la salle de la Justice de paix, des armes en leur possession. Compagnie de pompiers, société de tir, police, armurier et particuliers apportèrent aux toutes leurs armes. Seul, M. Dumont, armurier, fut autorisé à effectuer son dépôt dans une salle spéciale de son domicile. Le tout fut placé sous scellés sous ma surveillance. Je conservais le cachet des scellés apposés. Dès l’occupation, des officiers allemands se présentèrent à tour de rôle à la mairie pour y réquisitionner des armes de chasse. Je devais les accompagner, lever les scellés et les réapposer. Ils choisissaient les fusils à leur convenance. Inutile de dire que les plus belles armes disparurent les premières. Les bons de réquisition portant les noms des propriétaires des armes et la signature du requérant été ensuite remis à la mairie. Ce manège dura jusqu’en novembre 1914. Un beau jour, un officier armurier d’artillerie s’introduisit avec effraction au dépôt d’armes de la justice de paix et déclara que l’autorité civile n’avait plus à s’occuper de l’armement. Il y plaça une sentinelle et quelques jours après, toutes les armes et munitions furent enlevées par les Allemands et dirigés en voiture vers Douai sans qu’ils en donnent aucune reconnaissance. Les armes de M. Dumont subirent le même sort.

La mairie de Lens (avant la guerre)

Fonctionnement de la police durant l’occupation

Durant l’occupation allemande, la police municipale fut assurée par moi, deux sous-brigadiers de police et trois agents restés à Lens. Le restant du personnel étant mobilisé ou ayant fui à l’approche de l’ennemi, et sous la haute direction de M. le député-maire de Lens.

L’agent Malengraux fut tué dans le couloir de son habitation, par un éclat d’obus, au printemps 1916. La police judiciaire fut exercée principalement par moi avec le concours des mêmes agents et de quelques gardes civiles sous les ordres de M. Richan, leur commandant. J’adressai un rapport journalier M. le maire sur les effets du bombardement, nombre d’obus tombés sur la ville avec les endroits, les noms, prénoms, profession et domicile des victimes. Il fallait indiquer par ordre de la Kommandantur si lesdites victimes avec des parents mobilisés et l’arme où ils étaient incorporés. Ces derniers renseignements étaient demandés à la Kommandantur par la direction militaire de la presse pour être ensuite inséré sur le journal La Gazette des Ardennes. La municipalité devait adresser le double de ce rapport à la Kommandantur, et la ville était passible d’une forte amende pour l’omission volontaire de renseignements fournis.

Je dressais des procès-verbaux pour les délits de droit commun afin de les transmettre à M. le procureur de la république de Béthune aussitôt que faire se pouvait. Une affaire criminelle d’infanticide, instruite par moi fut adressée à M. le procureur général de Douai par le canal de l’autorité allemande. Une affaire grave de vol qualifié aux magasins du Louvre fut transmise par la même voie. Pour la première, je reçu l’ordre du parquet de Douai de faire conduire l’inculpée, une jeune fille de 20 ans, devant le commissaire de police de Douai à qui le dossier fut transmis. Ce magistrat procéda l’arrestation de l’inculpée à Douai après un interrogatoire sommaire. De cette façon l’arrestation ayant eu lieu dans l’arrondissement de Douai, M. le procureur de la République de Douai devenait compétent. L’affaire suivit son cours et une condamnation s’ensuivit. Pour l’affaire de vol qualifié, l’autorité militaire allemande transmis le dossier, mais refusa le transfert des quatre inculpés en prétextant que toutes les prisons de Douai et des environs étaient bondées. En effet, elles étaient remplies de prisonniers civils arrêtés par la police militaire allemande pour des soi-disant délits commis pour infraction aux arrêtés et ordonnances du général commandant l’armée. Je recevais également journellement les déclarations des propriétaires ou locataires de la ville qui avait subi des dégâts mobiliers ou immobiliers au cours du bombardement, même du fait de l’occupation par des militaires allemands. Ces déclarations sont consignées au registre main courante de mon commissariat pour les années 1914, 1915, 1916 et 1917 et à jours, à toutes fins utiles. Le double de mes rapports journaliers existe également sur des cahiers spéciaux. Le tout est resté aux archives du commissariat. J’ajoute que les agents de police et les quelques gardes civiles disponibles étaient surtout occupés à faire des courses pour assurer l’exécution des ordres transmis à la municipalité par l’autorité allemande et aux différents services nécessaires pour les diverses distributions de vivres aux habitants. De 7 heures du soir à 7 heures du matin, la police civile ne pouvait plus circuler ni fonctionner ; deux hommes restés au poste de nuit. Durant la période de décembre 1914 à mai 1915, pendant laquelle je ne pouvais plus marcher qu’avec des béquilles, M. Marty, le juge de paix du canton est de Lens, instruisit deux affaires d’assassinats. Les dossiers furent transmis par lui à M. le procureur général. L’un de ces crimes fut commis par un soldat allemand ; une institutrice fut retrouvée noyée dans un tonneau d’eau, la tête en bas et les jambes en l’air, dans une charcuterie de la rue de Lille. Pour l’autre, celui d’une femme également, les auteurs restèrent inconnus.

Mes rapports avec la Kommandantur furent toujours corrects, les divers commandants de place qui se succédèrent agirent toujours avec beaucoup de déférence à mon égard. Je ne me présentais jamais à la kommandantur sans y être appelé estimant que je devais rester sur la réserve et entretenir avec les commandants le moins de rapports possibles.

Tribunal de simple police

Le tribunal de simple police n’a pu fonctionner durant l’occupation. Je procédais au moyen d’admonestations plus ou moins sévères selon les cas ; par la persuasion et en essayant de relever le niveau moral des contrevenants qui, pour la plupart, étaient des femmes et des enfants. Pour ces derniers, je faisais appeler les parents et j’agissais en conciliateur comme au tribunal de simple police pour enfants. Les parents des récidivistes étaient avisés que Monsieur le Maire se verrait obligé de supprimer certains secours s’ils ne s’amendaient. Cette façon d’agir a réussi pour les neuf dixièmes des cas.

Police militaire

A côté de la police civile, fonctionnait la police militaire allemande, assez nombreuse. Son chef fut d’abord un officier, le lieutenant Kobe, de triste mémoire, puis un caporal du nom de Rosenfeld. Cette police avait une grande autorité et n’était discutée par personne. Investie de ses pouvoirs par le général commandant de corps, officiers, soldats et civils étaient contraint de s’y soumettre. L’on vit un simple caporal de police procéder à l’arrestation d’officiers allemands et faisant obéir au doigt et à l’œil toute la population.

Cette police organisait les patrouilles de jour et de nuit, opérait des perquisitions inopinées au domicile des habitants et adressait un rapport à la Kommandantur. A côté de la police, la gendarmerie allemande fonctionnait, perquisitionnait constamment et réquisitionnait toute sortes de matières et instruments pouvant servir à l’armée.

Mesures vexatoires

L’autorité militaire allemande prit une série de mesures vexatoires contre les habitants, sous forme d’arrêtés. La menace du conseil de guerre, la peine de mort, les travaux forcés, l’emprisonnement et les amendes de 5 à 100.000 marks étaient l’échelle des sanctions à infliger. C’était le régime de la terreur. Voici quelques faits présents à ma mémoire. Il fut interdit de circuler dans les rues après 4 heures du soir et avant 7 heures du matin ; de 5 à 20 marks d’amende et certaines périodes, l’on ne pouvait plus sortir après 2 heures du soir. Enfin, l’on réclama et l’on put circuler dans les zones permises de 7 heures du matin à 7 heures du soir. Les portes devaient rester ouvertes, aucun verrou ne devant être fermé ; de nombreuses amendes furent infligées de ce chef.

Il y avait à un moment et dès le début, de nombreuses Kommandantur à Lens et rattachées à la Kommandantur centrale, une à la route d’Arras avec siège à Éleu-dit-Leauwette, une autre au coron de la Bataille et cité du Moulin vers Liévin, une au Grand Condé, route de Lille, une route de Douai vers Avion et Sallaumines et enfin une par fosse extérieure aux numéros 9, 12 et 14. Il était interdit aux habitants d’aller de l’une à l’autre sans laissez-passer sous peine d’amendes sévères. Divers commandants faisaient paye les laissez-passer. Les habitants des petites commandatures durent désigner des délégués pour venir chercher leurs vivres en blé à Lens et les recevoir ensuite par leur intermédiaire. Les commandants de secteurs nommaient des faisant-fonctions de maire.

Le moindre filet de lumière aperçu de l’extérieur faisait l’objet d’un rapport des patrouilleurs, puis amende. Défense de regarder passer les troupes durant les heures de nuit, Mr Saudemont, propriétaire rue de Lille, fut surpris et arrêté. L’on perquisitionna chez lui, l’on trouva une copie d’une feuille soi-disant tombée d’un aéroplane ou quelque chose d’analogue. Il fut emprisonné, condamné et interné en Allemagne. Ordre fut donné de détruire tous les pigeons, colombes, tourterelles et tous autres oiseaux similaires. Tous détenteurs étaient arrêtés, traduits en Conseil de guerre ou amendés par la Kommandantur. Trois personnes furent arrêtés, condamnées puis emprisonnées en Allemagne. Mr Barras, sujet espagnol, Marchand de primeurs, trouvé en possession de deux tourterelles fut seulement amendé.

Toute personne dénoncée par un soldat ou un délateur civil était arrêté puis emmenée en Allemagne. Mr Flament fils, cultivateur ayant reproché leurs saletés à des soldats logés chez lui en leur disant que c’étaient des cochons, fut arrêté et emmené en Allemagne où il est resté un an interné dans un camp de prisonniers et sans avoir été jugé. Il était prescrit d’apporter à la Kommendantur tous objets jetés ou tombés d’aéroplanes sous peine d’emprisonnement et d’une forte amende, la ville civilement responsable. Un objet ayant été jeté par un pilote puis ramassé sans être déclaré, vers la route d’Arras, une enquête sévère fut ouverte. Il fut établi que cet objet était un morceau de lard enveloppé dans un peu de papier et l’affaire fut classée.

Ordre était donné d’apporter à la Kommandantur tous effets d’habillement, d’équipement ou d’armement abandonner dans leurs logements par les soldats allemands, sous peines d’amendes. Quand les habitants se présentaient à la kommandantur il arrivait parfois qu’on les renvoyait à un autre jour prétextant qu’ils n’avaient pas le temps de s’en occuper. Si l’on oubliait de revenir, les gendarmes allaient perquisitionner et de fortes amendes infligées.

Défense expresse de s’approcher des blessés allemands, de causer aux prisonniers français de passage à Lens, de rien leur remettre, etc. une femme de Lens ayant remis un paquet de cigarettes à un parent prisonnier fut frappée d’une amende de mille mark. Vu son insolvabilité, le ville dût payer. Une affiche fut apposée en ville relatant ce fait. Interdiction fut faite aux propriétaires de jardin au marais de Lens, de s’y rendre sans laissez-passer. On leur faisait payer ce laissez-passer jusqu’à 2 francs. Il fut interdit à ces mêmes propriétaires d’arracher leurs pommes de terres hâtives avant le 1er août, mais en juillet, les soldats allemands volaient ces légumes. Il avait été ordonné d’ensemencer tous les jardins et quand il y avait des denrées à moitié mûres, les soldats les volaient pendant la nuit. Sous prétexte d’hygiène , il était prescrit de balayer les rues et devant même les maisons occupées exclusivement par les militaires ; pour une simple infraction, 5 mark d’amende.

Défense de laisser circuler les chiens sans être tenus en laisse ou muselés, punition : 5 à 20 mark, capture puis abatage. La ville était sillonnée par de nombreux chiens appartenant aux officiers et sous-officiers allemands auxquels on ne touchait pas. Il était prescrit de fréquentes revues de chevaux, ânes ou mulets, d’acheter fourrages et avoine à l’autorité allemande, d’entretenir en bon état ces animaux sous peine d’amendes. Diverses amendes ont été infligées même pour simple défaut de propreté et non présentation à la revue.

Les allemands avaient une écurie de chevaux qu’ils occupaient pour les travaux de voirie stratégique aux environs de Lens. Les soldats soignaient mal ces chevaux, vendaient l’avoine. Lorsque leurs chevaux étaient malades ou en mauvais état, les allemands les amenaient aux écuries de la ville pour y être soignés par les palefreniers civils et aux frais de la ville. Ils prélevaient ensuite un nombre égal de chevaux appartenant à la ville. Un vétérinaire allemand surveillait toutes ces opérations.

Inhumations

Les allemands interdirent aussi l’accès du cimetière aux habitants. Comme à l’occasion des décès de soldats français survenus à l’hôpital, les habitants se faisaient un devoir de les accompagner à leur dernière demeure, il fut interdit d’assister à leurs obsèques et afin de rendre cette mesure plus odieuse l’on n’eût plus connaissance des décès. En revanche, la kommandantur obligea la municipalité à désigner des délégations pour assister aux obsèques des soldats allemands car aucun civil n’y assistait. Je fus moi-même désigné pour assister à un enterrement en novembre 1914.

Plan du cimetière militaire allemand de Lens-Sallaumines

En dernier lieu, l’habitant qui voulait assister à l’enterrement d’un parent ou ami était tenu de se faire inscrire à la mairie, la veille avant 4 heures du soir, heure à laquelle l’état devait être transmis à la kommandantur. Un agent de police français et un gendarme allemand faisait le contrôle au pont de Douai.

Le cimetière de Lens en 1919

Je cesse l’énumération de ces mesures vexatoires, dont la liste est encore longue de crainte d’ennuyer mon lecteur, mais elles ne sont qu’un aperçu.

Chiens

L’autorité militaire allemande prescrivit la déclaration obligatoire à la mairie de tous les chiens et els classa en trois catégories aux taxes de 5, 10 et 30 marks. Des enquêtes et des perquisitions furent faites dans les maisons par les gendarmes. Allemands pour contrôler l’exactitude des déclarations et découvrir les animaux non déclarés. Les propriétaires furent ensuite tenus de conduire leurs chiens à l’abattoir pour être soumis à la visite d’un vétérinaire. Les animaux malades étaient abattus en présence de leurs propriétaires ainsi que ceux pour lesquels l’on refusait de payer la taxe. Plusieurs centaines de chiens furent ainsi abattus. Les allemands s’emparèrent de la viande pour leurs soldats et envoyèrent les cuirs en Allemagne. Les habitants durent ensuite payer la taxe imposée.

Amendes

Le recouvrement des amendes était opéré par les agents de police qui en remettaient le montant à la mairie chargée de les verser à la Kommandantur.

Récoltes

Les cultivateurs et fermiers de la ville de Lens se virent saisir leurs récoltes en 1914, la société des mines de Lens également. Le grain obtenu par suite du battage du blé par les ouvriers civils réquisitionnés fut pris par les allemands. L’année suivantes, les cultivateurs et fermiers durent ensemencer leurs terres avec promesses des allemands de leur laisser une partie de la récolte mais au printemps 1915, les soldats allemands fauchaient les seigles et les blés en vert pour donner à leurs chevaux, ainsi que toutes les prairies, ne laissant rien aux fermiers.

En 1914, les soldats allemands ramenaient des voitures de gerbes de blé non battu et en faisaient la litière à leurs chevaux. En 1916, il ne fut plus rien ensemencé à Lens.

Instruments agricoles

En 1916, l’autorité allemande fit faire le recensement des machines agricoles et tous autres instruments aratoires existant dans la commune de Lens. Le tout fut saisi et emmené par les allemands qui délivrèrent à leurs propriétaires des bons pour tant de kilos de vieilles ferrailles.

Instruments en cuir, bronze, zinc, étain, etc. caoutchouc, cloches

Tous les ustensiles de ménage, installations diverses dans les usines et aux mines de Lens, composés en tout ou grande partie de cuivre, bronze, zinc, étain et tous les caoutchoucs ou produits caoutchoutés furent saisis et enlevés par les allemands sauf ceux enfouis ou cachés par les habitants à leurs risques et périls. Les cloches de l’église de Lens furent également enlevées par eux, malgré les protestations écrites de Mr Occre, archiprêtre de la ville.

Toutes les machines et matériel d’imprimerie, moteurs électriques, etc. furent démontés et enlevés par ordre de l’autorité allemande. Tout le matériel existant à la société des mines de Lens et dans les usines de la ville fut démonté et emporté par les allemands.

Presse-journaux

Il fut interdit par voie d’affiches, de recevoir, de lire ou communiquer et de colporter aucun journal étranger ; seuls les journaux imprimés par les allemands, tels que la Gazette des Ardennes et le Journal de Lille furent autorisés, ainsi que les journaux allemands. La possession d’un journal français ou anglais entrainait l’arrestation et des peines draconiennes. La Gazette des Ardennes était l’organe favori propagé par les allemands. La lecture de ce journal était démoralisatrice au possible chez les esprits faibles. Le commandant de place allemand lui-même dût reconnaitre un jour que cette feuille immonde était rédigée spécialement dans le but d’affaiblir le moral des populations des pays envahis. Le tirage à Lens était néanmoins fort élevé. Les habitants étaient attirés par la lecture des listes de prisonniers français espérant y découvrir le nom d’un des leurs.

Les communiqués allemands annonçaient constamment la défaite des alliés et des articles désobligeants pour eux et les accentuaient par des commentaires.

Les communiqués des alliés étaient très souvent truqués, leurs succès diminués ou passés sous silence surtout pour nos amis les anglais. Toutes nos attaques s’écroulaient (sic) toujours sous le feu des allemands. Ce journal reproduisait fréquemment des extraits des comptes rendus de la Chambre des Députés et du Sénat, insistant sur les discours des membres de l’opposition et en les commentant de manière à les rendre favorables à leur cause et aux buts poursuivis par eux. Il citait également des extraits d’articles du journal le Bonnet rouge, L’Homme libre ou enchaîné. Dans ce dernier surtout, les passages désobligeants à l’égard de monsieur le Président de la République ou le chef du Gouvernement, M. Briand. Le chiffre des prisonniers et le nombre d’avions abattus par eux était considérable. Les statistiques de fin de mois étaient fausses. En totalisant le nombre des avions allemands abattus par nos pilotes et ayant figurés sur les communiqués français parus dans la Gazette des Ardennes, j’ai pu prouver à la population que les allemands mentaient, mentaient toujours. Ils accusaient quelques avions allemands abattus, tandis que nos communiqués en accusaient jusqu’à 60 sans compter ceux contraints à l’atterrissage. Les avions allemands abattus sous nos yeux par les pilotes français ou anglais ne figuraient pas sur les communiqués français ou anglais paraissant sur la Gazette des Ardennes, tandis que le nombre de ceux abattus par les allemands étaient toujours relatés au double, même au triple. La Kommandantur de Lens a cherché des collaborateurs à la rédaction d’articles locaux pour la Gazette, à Lens. MMessieurs Richard et Roussel, journaliste à Lens furent pressentis mais déclinèrent l’offre faite.

Après la lecture de ce journal, je remarquais que même la partie saine de la population avait le moral entamé et devenait pessimiste ; se laissant aller au découragement. C’est alors que je réagissais le plus énergiquement possible, au besoin en exagérant nos succès à mon tour, puis en communiquant dans les familles, des journaux français ou copies d’articles sensationnels de la presse patriote française que j’avais pu me procurer par l’intermédiaire de non combattants allemands et dans les chambres d’officiers et par quelques amis.

J’étais si heureux lorsque j’avais pu me procurer le Petit Parisien, le Petit Journal, le Matin, le Figaro, le Temps, même l’Écho de Paris. Avec quelques précautions, je les communiquai aux esprits timorés et ma plus grande joie était de pouvoir entretenir le feu sacré du plus pur patriotisme au sein de cette population si malheureuse et sachant supporter si vaillamment les épreuves les plus douloureuses. Dans chaque quartier, il y avait des femmes patriotes qui étaient heureuses de répandre rapidement les bonnes nouvelles. J’étais admirablement secondé dans cette tâche par ma fille bien aimée avec qui certains messieurs de Lens aimaient à converser tant son patriotisme était ardent.

Je demande pardon à Monsieur le sous-préfet du manque de modestie auquel je viens de me laisser aller, mais je suis cependant resté en dessous de la vérité sans crainte d’être démenti par quiconque.

Prisonniers civils

Dès le début de l’occupation allemande, l’autorité militaire exigea que tous les hommes de 18 à 55 ans viennent se présenter Grand-Place. Il ne vint personne. C’est alors qu’elle exigea que les mêmes hommes se fassent inscrire à la mairie. Un certain nombre d’entre eux s’y présenta. Les hommes furent soumis à une visite médicale à la suite de laquelle environ une dizaine furent faits prisonniers et envoyés en Allemagne. De nombreuses perquisitions eurent lieu, de nouvelles déclarations exigées et des amendes infligées aux hommes cachés découverts. A la suite des perquisitions environ deux cent hommes furent arrêtés et enfermés comme prisonniers civils dans les écoles, puis à la Maison syndicale. Ces prisonniers furent astreints au travail par les allemands qui les occupèrent d’abord à des travaux de voiries urbaines puis à la construction des routes stratégiques aux environs de Lens, vers Annay,, de Lens à Noyelles-sous-Lens, vers Sallaumines à Avion, entre Lens et Liévin, puis vers Vimy. Ces homes étaient mal nourris et les allemands, gens pratiques, autorisèrent les familles à porter des vivres à leurs prisonniers ce qui leur donna un peu plus de forces et augmenta le rendement des travaux. Jour par jour, à force d’insister et de réclamer, les allemands libérèrent une partie de leurs prisonniers non mobilisables et ils furent autorisés à coucher chez eux, à condition de continuer à se rendre au travail. Le bombardement de la ville s’accentuant, les obus tombèrent à l’école Jeanne d’Arc et sur la Maison syndicale ; il y eut des tués et des blessés parmi les prisonniers civils. A force de remontrances, d’observations et de réclamations auprès de la Kommandantur, presque tous els prisonniers civils furent élargis et renvoyés dans leurs foyers.

C’est alors que commença la formation d’équipes de prisonniers civils avec un chef d’équipe français et des gradés et soldats allemands pour la direction et la surveillance des travaux. Ces diverses équipes furent occupées à des travaux de terrassement, préparation de voies de chemin de fer système Decauville, de tranchées et de boyaux, démolition de maisons gênant le tir d’artillerie, etc. les maçons étaient occupés aux travaux de fortification des maisons où se trouvaient logés des allemands, à arracher les pavés des rues et à leur transport à pied d’œuvre. D’autres équipes démontaient les rails des voies ferrées qui étaient transportés ensuite à la Kommandantur où ils étaient coupés en longueur pour fortifier les caves ou dirigés sur le théâtre des hostilités de la Somme. Au cours de ces soulèvements de rails par une équipe de jeunes gens de 16 à 20 ans, sous la direction du chef d’équipe Hennon de Lens, deux bombes furent lancées par un aviateur anglais près du dépôt de chemin de fer du Nord, à Avion, quatre d’entre eux furent tués et plusieurs autres blessés. Des équipes d’ouvriers civils de Lens furent ensuite envoyées à l’arrière et embrigadées à Hénin-Liétard. Les hommes de métier, cordonniers, tailleurs, maçons, plâtriers, serruriers, forgerons, etc. furent réquisitionnés pour travailler pour l’armée allemande et emmenés à Hénin-Liétard. Ils y étaient encore au moment de l’évacuation de Lens.

Beaucoup de jeunes gens refusèrent de se déclarer et restèrent cachés durant plusieurs années ; quelques uns se déclarèrent seulement quelques jours avant l’évacuation générale. Ils furent laissés en liberté par la police allemande vu leur état de faiblesse. Ils sont actuellement en Belgique avec leurs familles.

Non seulement les allemands nourrissaient mal ou pas leurs prisonniers civils devenus leurs auxiliaires forcés, mais afin de les attirer à eux, ils leurs octroyèrent des salaires journaliers variant de 3 à 5 francs et obligèrent la ville de Lens à les payer. Monsieur le Député-Maire s’y refusa catégoriquement. Les allemands menacèrent, puis le refus persistant, ils envoyèrent les policiers de la Kommandantur en force, enfoncer le coffre fort de la Recette municipale où ils prirent l’argent nécessaire pour payer les ouvriers civils. A partir de ce jour, la ville dût payer tous les ouvriers occupés par les allemands et sur présentation d’états. Les sommes versées de ce chef sont très élevées.

Les équipes de Liévin et de Lens à Hénin-Liétard étaient autorisées à visiter leurs familles tous els deux dimanches. Certains chefs d’équipe, convaincus de leur importance faisaient marcher leurs hommes par quatre comme les soldats. C’est ainsi qu’un dimanche de l’été 1916, la date m’échappe, une de ces équipes revenait de Liévin par le coron de la Bataille. Elle devait se compléter de Lensois habitant le dit coron. Avant de partir pour Hénin-Liétard, cette équipe s’arrêta pour prendre une consommation rue de la Bataille. Deux avions anglais avaient découvert cette équipe de Liévin à Lens. Ils la suivaient en planant au dessus de la rue de la Bataille, au moment où l’arrêt se produisit devant le Café, les habitants du quartier accouraient pour demander des nouvelles de leurs internés à Hénin-Liétard.

C’est alors qu’un des avions lança une bombe qui tombant sur le mur de façade d’une maison fit dix huit victimes dont la moitié furent tués. Une partie étaient de Liévin, l’autre de Lens. Une délégation allemande assista aux obsèques. Je dois signaler en passant que des avions avaient déjà lancé des imprimés rappelant aux civils de ne pas travailler pour l’ennemi, que ce fait retardait la victoire et était puni de mort par le Code.

Rapport III, du 3 septembre 1917

Consulter l'original numérisé

Rambervillers, le 3 septembre 1917

Le commissaire de police de Lens, à Monsieur le sous-préfet, à Béthune,

Agissant pour faire suite à mes rapports des 29 et 31 août dernier, j’ai l’honneur de vous rendre compte de ce qui suit :

Mœurs

Dès l’occupation de Lens par les allemands, les officiers et soldats allemands se firent remarquer par leurs manières brutales vis-à-vis des femmes françaises. Quelques sujets avinés violèrent des filles et des femmes dont quelques unes se plaignirent à Monsieur le Député-Maire de Lens mais beaucoup d’autres, voulant éviter la honte pour elles et leurs familles gardèrent le silence. Petit à petit, un contact étroit s’établit entre une certaine catégorie de femmes et la soldatesque allemande. Soir pour des vivres, soit pour de l’argent ou pour tous autres motifs, malheureusement des filles ou des femmes mariés entretinrent un commerce intime avec l’ennemi. Une police militaire des mœurs fut créée à la Kommandantur et commit toutes sortes d’ignominies. Lorsque des officiers, sous-officiers ou soldats étaient fatigués des faveurs d’une femme ou que celle-ci voulait rompre, ils la dénonçaient à la police militaire des mœurs. Comme malade ou tous autres motifs, elle était arrêtée, soumise à la visite sanitaire, puis emmenée à Douai après un séjour de quelques jours au dispensaire de Lens. Lorsqu’une jeune fille ou femme refusait ses faveur à un officier ou à un policier des mœurs, elle était l’objet d’un chantage et quelquefois contrainte à la visite après avoir été dénoncée comme prostituée par lettre anonyme. Ah ! ces lettres anonymes, les allemands en avaient une fabrique à Lens !

Des centaines de femmes de Liévin et de Lens furent conduites à Douai, Marchiennes ou Roubaix pour infractions ou soi disant infractions à la police des mœurs et pour y être soignées. Ce fut une tâche pour ces deux villes, mais vu les tragiques circonstances traversées, ces femmes bien qu’impardonnables, sont encore pour la plupart dignes de pitié. Un fait caractéristique sur la mentalité de l’officier de police Robe : En 1915, celui-ci demanda à la mairie, un état des femmes ou filles se trouvant en service dans les Cafés ou hôtels de la ville, ne faisant pas partie intégrante de la famille. La police fut chargée de fournir cet état à la Mairie. Quel ne fut pas mon étonnement, lorsque quelques jours plus tard, la police reçut par le même canal l’ordre de convoquer toutes ces filles ou femmes pour y subir la visite par une médecin major allemand.il y eut un tollé général. Toutes ces femmes et filles étaient très honnêtes et issues de familles honorables, les filles encore vierges. Je leur donnai le conseil de ne pas se rendre à la visite et de protester, ce qu’elles firent. Elles furent menacées d’amendes de 5 à 10 mark et celles qui voulurent se soustraire à la visite furent néanmoins autorisées à produire un certificat des docteurs français. Ceux-ci étaient eux même navrés de ces odieuses mesures.

Eh bien, le Lieutenant Robe déclara à quelques unes de ces femmes que c’était la police de Lens qui les avaient signalées, ce qui était archifaux. La vérité était que quelques unes d’entre elles avaient résisté aux intrigues amoureuse du dit Robe et il ne pouvait leur pardonner qu’en commettant une ignominie. Cette affaire tourna à la honte de l’officier, il n’y avait parmi ces femmes, aucune prostituée ni malade.

A partir de ce jour, j’opposai la force d’inertie la plus complète et ne voulus plus collaborer à aucune affaires de mœurs de la police allemande ni fournir aucun état sans savoir ce à quoi il était destiné.

Attentat à la pudeur

Ces faits sont anodins en comparaison du crime monstrueux d’attentas à la pudeur commis et tenté par l’autorité militaire allemande, ci-après : Au commencement de 1916, ordre fut donné à la Mairie par l’autorité militaire allemande que tous les hommes et toutes les femmes de Lens, âgés de 15 ans à 55 ans, devaient se présenter à l’hospice de Lens et autres lieux pour y subir la visite sanitaire intime.

Ces barbares prétendaient que nous étions une race de dégénérés, que nous étions atteints de maladies honteuses et ils nous attribuaient une partie de la contamination d’une partie de leurs soldats, etc. cette mesure, bien qu’ayant été tenue presque secrète, transpira en ville et produisit une indignation générale. Tous les hommes étaient décidés à résister à cet odieux attentat au besoin à se faire tuer en défendant l’honneur de leurs filles et femmes, plutôt que de le laisser perpétuer et tous nous étions prêts à nous ranger aux côtés de Mr le Député-Maire de Lens, qui, très ému, protesta énergiquement et refusa de faire faire aucune convocation par les agents de police. Il obtint gain de cause et après échange de vues avec l’autorité militaire supérieure, cette mesure fut [?], mais l’on exigea que la Mairie fournisse un état de trois cents femmes de mœurs faciles, ce qui fut fait.

Entre temps, la municipalité de Sallaumines et toute la population mâle passait la visite, ce qui réduisit à néant leurs allégations hypocrites et mensongères.

Je m’arrête sur ce triste chapitre, j’avais pris des notes nombreuses mais ne puis me résigner à dénoncer des faits commis par des femmes mariées qui passaient pour très honorables avant la guerre. C’est trop délicat et j’entrerais dans le domaine privé, que j’ai toujours respecté.

Interprète

Pour toute les relations entre l’autorité civile et militaire, la Mairie de Lens avait recours à un interprète français pour la langue allemande[5].

Finances

Afin de pouvoir assurer la vie économique, le conseil municipal de Lens, sous la présidence de Mr Basly, maire, décida l’émission de bons communaux. Plusieurs tirages de coupures de 0 francs 50, 1, 2, 5, 10, 20, 50 et 100 francs ont eu lieu. Au moyen de ces bons, Monsieur le Maire put faire payer par le Receveur municipal, les allocations aux mobilisés ; aux familles nombreuses ; aux chômeurs ; aux infirmes ; vieillards et incurables ; avances à l’hospice, privé de ses ressources normales ; avances sur traitement aux fonctionnaires ; avances sur titres de retraites et autres ; le tout contre reçus et sur états. En 1916, l’autorité supérieure militaire allemande, interdit toute émission directe aux communes. Un groupe des régions Douai-Carvin, comprenant Lens, fut organisé sous le contrôle allemand et des émissions autorisées. La ville de Lens s’adressait donc à Douai pour obtenir contre reçu les finances dont elle avait besoin.

Vol de 98 000 francs par les allemands

Lors de la dernière évacuation des habitants de Lens, le 12 avril 1917, vers 7 heures du matin, receveur municipal, employés municipaux et Monsieur le Député-Maire de Lens étaient en quelques sorte chassés de la mairie par les allemands. Ils partirent, abandonnant tout. Les allemands avaient promis à Monsieur le Député-Maire de Lens de lui faire parvenir les caisses et coffret existant au bureau de la Recette municipale ainsi que la chapelière renfermant ses effets personnels et ceux de Madame Basly. Monsieur le Maire remit ou fit remettre les clefs de la Recette municipale à la Kommandantur. A ce moment, j’ignorais ces derniers détails. Je refusai aux Allemands de partir ainsi en déclarant que mon devoir m’obligeait à partir le dernier quand tous les malades seraient évacués. , que de plus, étant amputé, je ne partirais qu’en voiture. Le policier, qui me connaissait, n’insista pas et je pus rester jusqu’après le départ général. Dans la matinée, ce même policier m’annonça que je partirai par la dernière voiture et qu’il allait me remettre la caisse de médaille de la ville de Lens, recommandée par Monsieur Basly. Il m’invita ensuite à venir assister à l’effraction de la porte d’entrée de la Recette municipale dont il tenait les clefs en main, prétextant qu’il ne pouvait l’ouvrir.

Cette porte fut enfoncée à coup redoublés de gros marteau par des pionniers-mineurs. Ayant pénétré à la suite d’une foule d’allemands, la plupart employé à la Kommandantur, j’aperçus trois caisses en formes d’urnes, un petit coffret en fer, une petite caisse en sapin, des paquets d’effets et chapelières. Ordre fut donné à un soldat d’apporter la caisse à médailles que j’accompagnai jusqu’à la voiture à travers les soldats qui pillaient la Mairie et les magasins de détail. Je montai ensuite sur une autre voiture avec ma famille, ainsi que deux dames de Lens, Mesdames Rousseau et Husson.

L’on apporta ensuite sur la même voiture que la caisse aux médailles, les trois caisses en forme d’urnes. Le policier me demanda ensuite de faire remettre ces quatre caisses à la Mairie de Dourges ou à Monsieur le Maire de Lens. Notre départ n’eut lieu qu’à midi 30 ; je fis passer la voiture chargée des quatre caisses en avant de la nôtre puis nous arrivâmes à Dourges dans l’après-midi. Les quatre caisses furent descendues et remises à Monsieur le Maire de Lens qui réclama le coffret et le chapelière. Monsieur le Maire déclara que ce coffret renfermait une somme de 98.000 francs dont 20.000 francs d’or, 7000 pièces de 5 francs, le reste en bons communaux de 50 et 10 francs. Monsieur le Député-Maire de Lens se plaignit de ce vol aux autorité allemandes. Le caporal policier Rosenfeld déclara qu’il ferait une enquête, mais je n’ai plus entendu parler de rien. Le vol du coffret a certainement eu lieu à la Recette municipale où je l’avais aperçu. Je vis même un grand fantassin de la Kommandantur qu’il el soulevait et le déplaçait. Ce fantassin bien connu, procédait à l’expulsion des évacués de l’hôtel de ville et eut aussi une discussion avec un autre employé de la Kommandantur [?] Rowald, au service de Rosenfeld. Aucun détournement n’eut lieu en cours de route.

Otages

En 1915, je crois dans le courant du second semestre, pour des motifs divers, les allemands dressèrent une liste de 20 otages qu’ile emmenèrent à Valenciennes malgré leurs protestations. Parmi eux se trouvaient MM. Courtin, ancien maire, Spriet, capitaine des pompiers, Renard, quincailler, ex-conseiller municipal, Schmitt, dessinateur aux mines de Lens, l’abbé Plédot, Delobel, délégué mineur et garde des marais de Lens, ainsi que Maitre Tacquet, notaire à Lens. Ce dernier réussit à ne pas partir vu son mauvais état de santé. Il est resté à Lens jusqu’à l’évacuation finale et doit actuellement rapatrié.

Contributions de guerre

En 1914-1915, la ville fut frappée par les allemands d’une contribution de guerre d’environ 900.000 francs ; qu’elle dut payer aux moyens d’emprunts divers. Ici se greffe un petit incident qui a cependant son importance. La ville n’ayant pas de ressources payait par acomptes ; retardant le plus possible les échéances, espérant la délivrance. Un jour Monsieur le Député-Maire de Lens se rendit à Lille et en rapporta une somme d’environ 100.000 francs ; le chiffre exact n’est plus présent en ma mémoire. Le lendemain matin, il recevait de la Kommandantur une lettre pressante, l’invitant en substance à lui remettre le somme d’1 [?] qu’il avait rapporté de Lille.peu de personnes connaissaient ce détail, il y avait donc eu indiscrétion ? par qui ?je l’ignore, bien qu’un nom ait été prononcé. En 1916, une deuxième contribution d’environ 800.000 francs fut encore imposée à la ville par les allemands et dût être payée partie en or ou argent français, en billets de la Banque de France et en partie en bons communaux.

Outre cette somme de 1.700.000 francs payée aux allemands, la ville de Lens a dû subir le paiement des ouvriers prisonniers civils, travaillant pour l’ennemi ; de différentes fournitures, être rançonnée de ses chevaux, etc. En somme, la ville de Lens est actuellement évincée.

Évacuations

Dès 1914, les Allemands procédaient à des évacuations par groupes de 2 à 300 personnes. Des familles indigentes et autres furent dirigées à l’arrière du front où elles avaient un peu plus de sécurité mais astreintes aux travaux de culture et plus malheureux au point de vue ravitaillement qu’à Lens.

Outre ces sortes d’évacuations forcées, les Allemands profitaient de la panique suscitée par les bombardements pour provoquer des évacuations volontaires sur l’arrière. Il faisait agir certaines personnes civiles à leur dévotion, promettaient de leur laisser emporter des malles et des paquets suffisants et même du mobilier lorsqu’il s’agissait d’une évacuation dans le ressort de la zone d’étapes de Douai. Ils n’oubliaient jamais de se faire payer les frais de transport et autres, puis aussitôt après le départ des familles, ils réquisitionnaient ou enlevaient tous les effets mobiliers restants. Malgré cela, après chaque bombardement sérieux, de nouvelles demandes affluaient à la Kommandantur.

Quelques évacuations ont également eu lieu fin 1916, pour la France par la Suisse. De la sorte, le chiffre de la population se trouva réduit à moins de 10 000 en 1917.

6000 personnes furent évacuées fins février pour la province de Namur (Belgique). Elles purent emporter environ 30 kg de bagage par personne, plus leur paquet à main. Cette évacuation s’opéra avec ordre et méthode.

Enfin le 11 avril dernier, l’évacuation du reste de la population fut ordonnée brusquement et nous dûmes nous résigner à partir avec de petits paquets à main et avec les vêtements que nous avions sur le dos. Il faisait un temps affreux, les obus pleuvaient de tous côtés. Les départs avaient lieu de la mairie, tous les quarts d’heure par groupe de 350 qui partaient ensuite par des routes différentes sans connaître le lieu de destination. Les chemins étaient encombrés de brouettes, de voitures d’enfants et de charrette que de braves et pauvres ouvriers avaient encore essayé de pousser pour emmener quelques hardes. Les routes longeant le canal de la Deule vers Harne et Courrières furent particulièrement pénibles. Défoncées par les trous d’obus et le charroi des voitures allemandes il se produisait des chaos extraordinaires. Un jeune enfant tomba d’une charrette conduite par sa mère, les paquets tombaient en même temps l’écrasant. Il faisait presque nuit. Un soldat releva l’enfant mourant et le jeta dans le canal. La mère, à bout de force, jeta ses paquets dans le canal puis s’étant aperçu qu’elle avait en même temps jeté son argent et qu’elle se trouvait sans ressources, s’élança à son tour et disparut dans le canal sans que quiconque intervienne. Quelle tristesse.

Dans la soirée, vu le temps épouvantable et le bombardement violent qui se déclenchait sur Lens et environs, l’évacuation fut suspendue jusqu’au lendemain. Une sentinelle fut placée à la porte de l’hôtel de ville et nous interdit de retourner à nos domiciles. Nous dûmes passer la nuit à la mairie, avec les malades de toutes sortes. Le bombardement était terrible, les obus éclataient à peu de distance, mais aucun ne tomba dans notre voisinage immédiat. Le 12 avril, à midi et demi, Lens était évacuée de ses habitants.

Le voyage en chemin de fer, de Dourges en Belgique fut très pénible pour tous, je l’ai narré à M. le sous-préfet dans mon premier entretien, étant à Évian-les-Bains ; mais nous étions sortis de la fournaise.

Eau

Dès les premiers jours de l’invasion, les Allemands s’emparèrent de l’usine électrique de Wingles et coupèrent le courant actionnant le moteur des réservoirs d’eau potable de la ville. Nous fûmes privés d’eau durant plus de six mois. Les Allemands exigèrent que l’on aille puiser de l’eau au canal pour alimenter leurs hommes et leurs chevaux ; puis aux mines de Lens et aux pompes des particuliers. Cette situation était aussi critique pour l’hygiène car vu l’absence d’eau dans les égouts, une épidémie était à craindre ; d’autant plus que les soldats allemands étaient d’une saleté repoussante dans leurs cantonnements. Ces brutes démolissaient les pompes comme à plaisir et lorsqu’elles ne fonctionnaient plus, ils jetaient des saletés dans les puits pour rendre l’eau inutilisable. C’est ainsi que dans celui où ma famille allait puiser de l’eau ; restaurant Laurent-Moulan, avenue du 4 septembre prolongée, ils y jetèrent une petite boîte remplie de boules de naphtaline. Nous dûmes changer de puits. Le courant électrique fut rétabli par les Allemands et l’eau potable revint dans les réservoirs mais il fut recommandé expressément de la faire bouillir avant de s’en servir comme boisson.

Destruction des mines de Lens

A peine les territoires des fosses des mines de Lens étaient-ils envahis que l’autorité militaire allemande en prenait possession, congédiant les ouvriers mineurs et autres et prenait toutes sortes de précautions au point de vue militaire. Leur précipitation fût telle que des officiers, ingénieurs des mines, descendirent dans les fosses afin de s’assurer si des communications existaient pour correspondre avec l’ennemi. Ils y interdirent la remonte des chevaux et en tuèrent une partie à coups de revolver ; l’autre mourut de fin ou par asphyxie car après que ces officiers furent au jour, toutes les entrées des puits furent bouchées par des matériaux de toutes sortes. Au cours des batailles, les Allemands se sont servis des cheminées des fosses et des chevalets comme observatoires. Dès que ces constructions ne purent plus leur servir par suite de l’intensité des bombardements, ils les firent sauter ainsi que les orifices des puits après avoir au préalable enlevé tout le matériel possible. Les bâtiments principaux furent également détruits, les fosses sont inondées. Dans leur presse reptilienne, notamment sur les journaux la Belgique et le Télégraphe paraissant en Belgique, les Allemands accusés les Anglais de la destruction des mines de Lens. Ils veulent imputer leurs crimes à d’autres, mais cela ne réussira pas. Les Allemands, pour des raisons militaires ont abattu de nombreuses maisons ouvrières des mines et autres bâtiments. Ils démolissaient les chambres, y installaient des canons, puis ils reconstruisaient les murs, ne laissant que des créneaux. Les maisons particulières subissaient le même sort. L’administration des mines a protesté par écrit mais elle dut cesser, les Allemands l’accusèrent d’espionnage dans la zone militaire, menacèrent, etc. par la menace et la violence, les Allemands ont obligé tout le monde a plié sous leur domination, car nous étions impuissants devant la force brutale, aucune discussion n’étant admise.

Bombardement

Les premiers bombardements de Lens par les Anglais et les Français eurent lieu les 27 et 28 novembre 1914. Il y avait des voitures de ravitaillement parquées sur la place de la République depuis plusieurs semaines. Ils furent intermittents jusqu’en juin 1915 date à laquelle l’usine à gaz fut sérieusement bombardée et en partie détruite. Elle dut cesser la fabrication du gaz. De juin à octobre ils devinrent plus fréquents depuis presque journaliers jusqu’à la fin. Les journées les plus terribles furent : le 15 janvier 1915 ; bombardement de la Kommandantur de Lens, installée Grand-Place chez Mr Dormion notaire ; 16 février 1916 et jours suivants, bombardement de l’église de Lens avec des obus de gros calibre, les Allemands avaient installé un observatoire sur la tour de l’église ; je dûs changer une deuxième fois de bureau et les services municipaux durent également déménager pour aller s’installer rue de la Paix, à la Banque de France ; les 25 mars et 6 avril 1917, bombardement avec obus de gros calibre des quartiers du Chapitre, rue de Douai, [?] sur les redoutes, Casino des officiers et Kommandatur installées dans les caves de la brasseur Bruneau [6]. Il y eu de nombreuses victimes civiles et militaires et les quartiers presque rasés. Les officiers allemands l’été dans les caves bétonnées du casino où avait lieu un vin d’honneur qui était servi à l’occasion de la bienvenue à un nouveau commandant de place. Plusieurs obus tombèrent sur ce casino, l’un de traversa 3 mètres de béton et alla éclater avec fracas dans la salle des officiers. Plusieurs furent tués ou blessés ainsi que beaucoup de soldats. Tous s’enfuyaient, éperdus et comme fous, il fallut que le nouveau commandant de place réagisse à leur égard ; c’est à partir de ce jour que fut de se décidée en principe l’évacuation de la population civile.

La partie nord-ouest de Lens où étaient installées de nombreuses batteries allemandes souffrît beaucoup du bombardement et il y eu de nombreuses victimes. Je dus quitter ce quartier comme habitation pour venir résider dans la maison de mon collègue Rodière, rue Gambetta. Nous avions reçu bombes et obus sur nos logements et les caves étaient peu solides. Des tirs en éventail avaient lieu la nuit sur ce quartier et des centaines d’obus tombaient en une demi-heure ; c’était terrifiant : les grands bureaux des mines de Lens furent incendiés après un bombardement. À partir de juin 1916, les autres quartiers de la ville furent atteints à leur tour et il n’y eut plus de sécurité absolue nulle part, les obus ayant une force de destruction de plus en plus puissante.


Les ruines de Lens après la guerre

Au début de février 1917, l’usine à gaz fut à nouveau violemment bombardée à l’aide de gros obus ainsi que les rues avoisinantes. Il y eut 18 civils tués dans leurs caves et de nombreux blessés [7]. Le bombardement ne cessa que lorsqu’un incendie se déclara dans les bâtiments d’habitation de M. le directeur de l’usine, alors dans sa cave ainsi que sa famille. Ils faillirent mourir asphyxiés. Au printemps 1917, une bombe fut lancée sur l’Alcazar où avait lieu la distribution du pain ; une femme fut tuée et plusieurs personnes blessées dont plusieurs institutrices faisant le service, ainsi que M. Dumont, inspecteur du service de la boulangerie. Du 6 au 12 avril, la ville fut bombardée jusqu’à notre départ. Durant tous ces bombardements, il y eu de nombreuses victimes, environ 300 habitants de Lens furent tués et environ 400 blessés plus ou moins grièvement.

Logement

Pendant l’occupation, il y eut jusqu’à douze mille allemands logés à Lens centre. Les bombardements successifs déterminèrent petit à petit la diminution de ses effectifs car, à un moment donné, les Allemands perdaient plus d’hommes au repos à Lens que dans les tranchées. Il logeait à leurs troupes plus à l’arrière et ne laissèrent plus à Lens que quelques bataillons de troupes combattantes et se relevant fréquemment. Durant leur séjour chez l’habitant et surtout dans les maisons inoccupées, les Allemands détruisaient tout petit à petit rendant inutilisables des immeubles. Ils logeaient leurs chevaux dans les salons, salle de café ; démontaient les planchers, les poutrelles des étages supérieurs, les portes et fenêtres et brûlaient tout. Lorsque de nouvelles troupes arrivaient, la ville devait faire approprier [8].

Vols

Outre de nombreux vols d’objet mobiliers commis par les officiers, sous-officiers et soldats allemands, certains médecins déménageaient par voitures le mobilier des maisons où ils logeaient pour l’expédier en Allemagne. Le mobilier de Mr le Dr Frémicourt de Lens a été emmené de cette façon. L’on avait beau réclamer au haut commandement, c’était peine perdue. La période la plus intense de ces vols eut lieu aussitôt après l’évacuation de fin février 1917. Les familles n’avaient pas encore quitté leur logis que des convois de voitures allemandes arrivaient de toutes parts pour charger les mobiliers et les emmener vers l’arrière !!

La chaussure et les vêtements de toutes sortes faisant défaut en Allemagne, des officiers et quelques hommes venaient visiter les magasins de Lens, dans la journée y achetaient quelques marchandises qu’ils payaient au comptant, puis la nuit suivante, ces magasins étaient cambriolés, les portes enfoncées à l’aide de grenades à main. Les propriétaires logeant dans les caves étaient terrifiés et n’osaient remonter. L’on chargeait ensuite des voitures de marchandises sous l’œil bienveillant de la police militaire qui patrouillait.

C’est de cette façon que furent commis de nombreux vols, notamment chez les demoiselles Delcourt, marchande de chaussures Boulevard des Écoles ; Distinguin, lingerie et mercerie, rue de la Gare ; au Chat noir, marchand de chaussures, Grand-Place, etc. Lorsque plainte était déposée à la Kommandanture, il était répondu : « L’on fera une enquête », et c’était tout.

J’ai enregistré tous ces vols sur mon registre main-courante.

Le commissaire de police de Lens

Bourgeois

A suivre prochainement

Rapport IV, du 5 septembre 1917

Voir l'original numérisé

Rambervillers, le 5 septembre 1917

Le commissaire de police de Lens à Monsieur le sous-préfet, à Béthune,

Comme suite à mes rapports précédents, j’ai l’honneur de rendre compte à Monsieur le sous-préfet de ce qui suit :

Constatations personnelles

Durant la présence des militaires allemands à Lens, j’ai pu faire les constatations suivantes : Les soldats allemands ne sont jamais laissés en état de désœuvrement. Même de retour des tranchées, on les occupe à des soins de propreté d’habillement et d’armement, soins hygiéniques, bains douches, conférences, appels, lecture des nouvelles de la guerre suivie de discours enflammés ; en un mot, le commandement allemand manœuvre de façon à ne pas leur laisser le temps de penser et de réfléchir. Des punitions sévères sont infligées à ceux d’entre eux qui seraient surpris communiquant un journal étranger à un français. Presque tous les soldats parlant français se disaient alsaciens. C’était pour capter la confiance des habitants, s’attirer leurs bonnes grâces et mieux les dénoncer au besoin. Ils sont presque tous délateurs et menteurs. Pris isolément, le fantassin allemand se dit très fatigué de la guerre, qu’il va se laisser faire prisonnier à la première occasion, mais peu sont sincères car à peine un simple caporal ou sous-officier se montre-t-il qu’ils sont disposés à massacrer tous les français. Officiers et soldats persistaient à dire aux habitants que s’était la France qui avait déclaré la guerre. Ils reconnaissaient la bravoure du soldat français, mais ils deviennent furieux lorsqu’on parle des anglais. Les allemands les traitaient de « cochons d’anglais », ajoutant : « la France doit s’unir à l’Allemagne pour les exterminer, il faudra qu’après cette guerre il en soit ainsi. » Le soldat allemand considère son empereur comme un demi-dieu ; j’en ai entendu dire « si vous connaissiez notre empereur et si vous le receviez chez vous, vous n’oseriez jamais plus vous asseoir sur la chaise qu’il a occupée, vous en feriez une relique. Dieu et l’empereur ; quand l’empereur a parlé, c’est infailliblement la vérité. » En 1914 et 1915, les Allemands regorgeaient de victuailles de toutes sortes ; des sacs de sucre cristallisé étaient donnés à leurs chevaux ; des jambons, à peine entamés étaient jetés une fois la viande maigre enlevée. De gros camions arrivaient chargés de porcs frais en entier et de moutons. J’ai pu constater que parmi ces animaux, il y en avait beaucoup de provenance hollandaise ; j’ai vu moi-même les estampilles de la Hollande. Dès le printemps 1916, les vivres diminuèrent beaucoup ; presque plus de viande pour la troupe, peu ou presque plus de sucre ou de café ; un pain de un kilo pour 4 hommes et par jour ; de la soupe sans viande ni graisse faite avec de l’orge ; plus de riz ; quelques rares pommes de terre. Les artilleurs, les pionniers ainsi que les soldats spécialistes, électriciens, télégraphistes et observateurs ont toujours été mieux nourris. Des affiches ont été apposées durant l’hiver 1916-1917 recommandant de ne plus rien donner à la population civile, de ramasser les croûtons de pain pour les chevaux ; les os pour être envoyés en Allemagne pour servir à la fabrication de produits alimentaires et de ne plus se faire adresser de colis de vivres d’Allemagne, la population étant réduite au strict nécessaire, etc. Les soldats étaient mal vêtus ; quelle différence entre les premières années ; les officiers eux-mêmes avaient une tenue moins riche. Ils achetaient beaucoup de vivres supplémentaires aux ravitailleurs français ; malgré cela, j’ai pu constater que leur embonpoint primitif avait disparu. Certains ne se gênaient pas pour exprimer leur désappointement et leurs soucis au sujet de la pénurie de vivres en Allemagne. Les roues des camions automobiles étaient dépourvues de caoutchouc, qui étaient remplacés par de gros cercles en fer, ce qui produisait un bruit assourdissant à leur passage sur le pavé des rues. Plusieurs pièces de canons ont également éclaté à la suite de l’instabilité des poudres employées. Durant le passage des convois, route de Lille ou de Douai, tous les matins les soirs, ainsi qu’aux heures de relève des troupes ou d’arrivée des renforts, les canons allemands tonnaient toujours vers nos batteries. Ils cessaient le feu lorsque ces opérations étaient terminées. Nos batteries répondaient ensuite, mais les artilleurs allemands disparaissaient aussitôt dans les abris souterrains. Les Allemands avaient des dépôts d’explosifs de toute sorte dans les bâtiments des mines, ce qui était fort dangereux pour la population. Des dépôts de grenades à main et d’obus se trouvaient dans les usines Brack et Kainscop et dans les maisons particulières évacuées. Un grand dépôt d’obus existait également aux écoles de l’Epinette à Sallaumines, près de Lens. Il y avait au Grand Condé un important dépôt de dynamite. Un autre grand dépôt d’explosifs avec hangars pour le chargement des obus existait vers le Pont Maudit, route de Lille. Il fut bombardé par aéroplane en 1915, deux explosions formidables eurent lieu, les hangars sautèrent, il y eut de nombreuses victimes allemandes et parmi les prisonniers russes occupés à des travaux militaires à proximité. Des entonnoirs de 25 à 30 mètres de diamètre sur 20 mètre de profondeur se produisirent, deux maisons avoisinantes s’écroulèrent ; je fus secoué sur ma chaise à mon bureau de la rue Diderot, les vitres des maisons du quartier nord de Lens furent brisées. Le plan des égouts de la ville de Lens fut pris par les allemands en vue d’y installer des mines et de faire tout sauter. Un officier de pionnier vint prendre la hauteur des sous-sols de la banque de France ; sous mon troisième bureau, afin de préparer la destruction de l’immeuble. Les allemands ont formé une ligne en triangle Arras-Douai-Lille, en arrière de la voie ferrée. Les grands moulins de Brebières sont très fortifiés. Ils établissent un grand fortin barrant les environs de la route Lens-Carvin, se dirigeant vers Tournai, c’est leur route de retraite. Beaucoup de prisonniers russes étaient occupés aux terrassements. Des prisonniers civils français et belges sont encore occupés aux travaux de tranchées aux environs de Saint-Quentin ; l’un de ces prisonniers civils français qui avait eu son frère tué à côté de lui dans une tranchée près de Saint-Quentin, s’en est évadé et a pu atteindre la Belgique déguisé en agriculteur et portant une fourche sur l’épaule. Je l’ai vu arriver à Maffe (Belgique) en juillet dernier. Tels sont les principaux faits présents à ma mémoire et qui se sont déroulés à Lens durant l’occupation allemande. La question administrative proprement dite sera mieux traitée par la municipalité de Lens, car c’était par son canal que passaient toutes les affaires ; centralisation des ordres et instructions des autorités allemandes. Conformément au désir exprimé par Mr le sous-préfet, j’ai relaté des détails, peut-être de peu d’importance, mais vous apprécierez. Beaucoup d’actes de courage et de dévouement ont été accomplis par certains citoyens de la localité, fonctionnaires et autres. Je laisse le soin à Monsieur le Député-Maire de Lens, le soin de signaler à l’administration supérieure les cas intéressants. Toutefois, je me tiens à l’entière disposition de Monsieur le sous-préfet pour tous renseignements complémentaires qu’il jugera utiles, si je suis à même de lui fournir. Si un fait saillant m’ayant échappé revenait à ma mémoire, je vous en adresserais un petit rapport. Avec l’assurance de mon entier dévouement, daignez agréer, Monsieur le sous-préfet, l’hommage respectueux de votre subordonné. Ch. Bourgeois Commissaire de police de Lens, en congé à Rambervillers. Vosges

Notes et liens

Notes

  1. La bataille d’Arras fait alors rage. Deux jours plus tôt, le 9 avril, les Canadiens venaient de conquérir la crête de Vimy, après une intense préparation d’artillerie qui avait rendu possible cette percée du front allemand. Ces terribles bombardements sont évoqués par le commissaire Bourgeois au chapitre bombardement. Malheureusement, l’attaque s’enlisa par la suite et il n’y eut plus guère de gain de terrain.
  2. Adrien Bonnefoy-Sibour, sous-préfet en poste à Béthune à partir du 12 janvier 1914 et maintenu en place au cours de la Grande Guerre. Sources : Société française d’histoire de la police.
  3. Le recensement de population de 1911, le dernier réalisé avant la guerre, dénombre 31812 habitants à Lens. Sources : Archives départementales du Pas-de-Calais, M 3654, Recensement de population de 1911.
  4. Le 27 novembre 1914, un obus explosa sur le commissariat de police. Charles Bourgeois, à son poste à ce moment là, fut grièvement blessé à la jambe et dû finalement subir une amputation.
  5. Dans son journal, Léon Tacquet précise que l’interprète de la mairie se dénomme Tétart. Page 95.
  6. Dans son journal, au 26 janvier 1916, Léon Tacquet précise que l’installation de la Commandanture dans les caves du brasseur Bruneau est alors récente. Dans la fournaise de Lens. Journal du notaire Léon Tacquet 1915-1917, page 197.
  7. Dans le journal de Léon Tacquet, le bombardement de l’usine à gaz est daté du 16 février 1917. « Journées des plus effroyables ! Toute la nuit, le canon a tonné formidablement, et vers 3 heures pendant une heure, violent combat et feux de tambour, du côté de Vimy. Toute la matinée, le canon à continué aux alentours (..). Bref, levé à 12 h 30, je n’ai pu m’empêcher de courir, aussitôt la tourmente passée, vers le quartier bombardé, et c’est alors que j’ai vu le désastre, l’effroyable catastrophe ! C’est l’usine à gaz, la rue Pasteur et la droite de l’avenue du 4-Septembre prolongée qui ont été bombardés comme jamais je ne l’ai vu.les dégâts sont considérables, maisons totalement effondrées, caves crevées, etc. Et 18 victimes, femmes et enfants principalement, la plupart étouffés dans des caves qui se sont effondrées sous le poids d’obus énormes, des 23 centimètres pesant au moins 80 kg. Sources : Dans la fournaise de Lens. Journal du notaire Léon Tacquet 1915-1917, pages 348-349
  8. Approprier , d’après le dictionnaire de français Littré : Mettre en état de propreté, disposer convenablement. Approprier une maison, une chambre, un cabinet.

Lien interne

Bibliographie

  • Gauheria n° 66, septembre 2008, Nouveaux documents sur la Grande Guerre (vol. 1), Gérard Bendahmane, L’occupation de Lens à travers quatre rapports du commissaire de police Charles Bourgeois (1917), p.  25-46
  • Dossier 7, 2004, Association Gauheria. Dans la fournaise de Lens. Journal du notaire Léon Tacquet 1915-1917. Présentation et édition par Bernard Ghienne et Alain Jacques, 412 p. 

Sources