Carnet de guerre de l'instituteur Jules Lesieux (1914-1917)

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Avertissements : Notice en cours de rédaction.

Les mentions marginales du document original ont été insérées sans le corps du texte, mais sont signalées.

Le document original ne comporte pas de documents iconographiques.

Transcription originelle par Antoine da Silva dans le cadre de son mémoire de Master.


Juillet-août 1914

A Beaurains

C’est le 28 juin qu’a lieu à Sarajevo l’assassinat mystérieux de l’archiduc héritier et de sa femme. C’est le 23 juillet que l’Autriche-Hongrie envoie au gouvernement serbe son abominable ultimatum par où les empires centraux cherchaient l’évitement à masquer leur agression. Huit jours après, c’est la déclaration de guerre de l’Allemagne à la Russie qui met le feu aux poudres.

En juillet 1914, des bruits de guerre prennent consistance ; les pessimistes considèrent la guerre comme certaine ; les optimistes n’y peuvent croire.

Personnellement, je craignais la guerre. Je n’ai jamais, à ce point de vue, été bercé par les illusions ; j’admirais les doctrines des pacifistes ; j’écoutais les conférences des arbitres de la paix, mais je restais incrédule. Je savais que notre pays souffrait beaucoup de la politique, de luttes intestines et de querelles religieuses. Nous sommes, disions-nous, à un tournant de l’histoire. L’édifice craquait. La discipline dans nos classes était une chose difficile et délicate à obtenir. On affichait trop de luxe, on était devenus des indifférents, des blasés, des incohérents, des jouisseurs. Et quand les journaux nationalistes proclamaient que les Boches nous espionnaient en tout et partout, je me demandais s’ils ne disaient pas la vérité. Et bien oui ! Ils disaient vrai.

Donc les vacances approchaient. [Mademoiselle] Balavoine préparait une fête pour la distribution des prix. Fallait-il continuer les répétitions ?

Le vendredi 31 juillet, l’Autriche a déclaré la guerre à la Serbie ; dans la nuit, les gendarmes préviennent les gardes voies, les G.V.C de la classe 1888, tels que Anthyme ( ?), François Col. Chevalier, qu’ils doivent tout de suite garder le pont de Ficheux. Le boulanger Werner et le maréchal Henry sont aussi appelés. Le samedi 1er août, une affiche blanche apposée au mur de l’école décrète la mobilisation générale ; ce n’est pas la guerre encore, dis-je aux femmes qui se lamentaient déjà au seuil des portes. Je cours à Arras. Je rencontre Jean qui vient d’accompagner Serge au train pour Calais. J’entre chez Charrier. On a assassiné Jaurès mais on n’assassine pas la France, disent les socialistes. L’Allemagne a déclaré la guerre à la Russie.

Le lendemain les mobilisables quittent leur logis avec la musette bourrée. Ah ! Les braves gens ; tous sont calmes. Quelques vétérans dans les chariots ont des drapeaux et ont écrit sur le derrière « en route pour Berlin ».

Magniez passe avec le notaire d’Inchy ; qui eut jamais cru que j’aurai retrouvé ce même Magniez à Jarnac.

En gare d’Arras, les locomotives sont pavoisées. L’Allemagne viole notre frontière et entre dans le Luxembourg. Encore trois jours de classe. Je conduis les gamins au bois de Chaubiel, et l’on joue à la petite guerre. Qui alors aurais jamais cru que ce point stratégique aurait été occupé par les boches pendant deux ans et que de là ils auraient mitraillé Arras à bout portant.

Les livres de prix sont distribués le mercredi matin. Chaque jour je me rends à Arras. Les G.V.C font leur service et les espions n’ont qu’à bien se tenir ou fuir […]. [Mentions ajoutées dans la marge : « Où en sommes nous après 3 ans de guerre ? Personne ne l’avait prévue aussi longue. Nous avons donné une offensive en avril avec les Anglais. 55.000 prisonniers 500 canons enlevés et presque l’étendue d’un département reconquise. Ces résultats si beaux qu’ils puissent être nous ont coûté trop cher et ce fut là la cause du découragement qui suivit en mai et juin. Cette victoire fut incomplète mais ce ne fut pas un désastre. Si le contraire s’était produit ? L’ancien régime installé à Petrograd n’avait assurément qu’une valeur relative et ne nous avait fourni qu’une collaboration inférieure à celle que nous étions en droit d’attendre. Le nouveau régime était lui aussi infecté de germanisme allait-il sombrer ? »]

On enlève les plaques indicatives du bouillon Kub. On chuchote contre les personnes suspectes : les électriciens partis de chez Leleu le samedi soir, le baron Delignière etc. L’avenir nous dira si nos doutes étaient fondés.

Le lundi l’Allemagne déclare la guerre à la France. Le 38e régiment d’infanterie est en effervescence ; on s’apprête. Nous relions connaissance avec Chelliel Bernaux d’Ostreville, Collet et Dupuis de Marquay, Théret Julien et Verdure de Saint-Pol. Plus tard, ce sera les Barbier de Villers ; Collet de Marquay tué, Théret Julien tué. Les Barbier tués ou disparus à Herlebois.

Ce sont les territoriaux comme Coin qui forment un bataillon, qui va surveiller les mines voisines. Tout se passe en ordre, je dirai même dans l’ordre le plus parfait.

Les allemands incendient Visé ; l’Angleterre déclare la guerre. Le 33e quitte Arras, avec le colonel Pétain, en tête, le même qui devait s’immortaliser à Verdun. Direction : Hirson. La Belgique.

Hélas ! On sera pendant deux mois mal renseigné ou plutôt insuffisamment renseigné.

Le 12 Août la France et l’Angleterre déclarent la guerre à l’Autriche.

L’armée du général French passe à Arras ; ce sont des hourras frénétiques, des effusions sur les quais, à tel point que le chef de gare devra réglementer. Qui n’a pas son souvenir ? en l’espèce, un bouton de capote ou un insigne quelconque. Un train de Belges stoppe en gare ; tous les assistants entonnèrent la Marseillaise ; tout cela est beau et réconfortant.

Chaque jour, chez nous, passent des convoyeurs de chevaux venant de Croisilles pour se diriger sur Arras et Douai. Le premier escadron qui loge à Beaurains est le 8e chasseurs à cheval. Le Commandant est un ours, il a défendu à ses soldats de pavoiser et de crier, à Berlin : c’était pourtant un sage, celui-là !

Nous apprenons par Houilliez, d’Arras, que le 33e envoyé à Dinant, sur la demande du roi des Belges, se couvre de gloire ! Nos troupes reprennent la citadelle à la baïonnette.

Hélas ! On ne nous dit pas que dans leur folle témérité, nos troupiers se font faucher par les mitrailleuses allemandes posées dans les rues mêmes de Dinant. Le Capitaine, d’Arras, est la première victime connue ; on le ramène, mourant, dans notre ville, dit-on.

A Beaurains, chaque soir c’est la Salut à l’église, le digne et vieux prêtre fait chanter aux hommes le cantique « Vierge, votre espérance » protégez-nous toujours ensuite, on se presse dans la Mairie trop étroite pour écouter la lecture du Communiqué [Mentions ajoutées dans la marge : « Le mois d’Août 1914 aura été certainement dans l’histoire du monde, celui qui aura vu le plus grand nombre de déclarations de guerre. Celle qui déchaîne toutes les autres est celle de l’Autriche à la Serbie : 27 Juillet 1914. Le 1er Août, l’Allemagne déclare la guerre à la Russie. Le 2 Août, elle adresse à la Belgique son ultimatum. Le 3, déclaration de guerre de l’Allemagne à la France ; le 4 de l’Angleterre à l’Allemagne. Le 7 Août, l’Autriche provoque la Russie et le Montenegro. Le 12, l’Angleterre et la France déclarent la guerre à l’Autriche. Le 13, le Japon à l’Allemagne ; le 25, l’Autriche au Japon et le 27 à la Belgique. 28 Juillet Autriche à Serbie. 1er Août. Allem. à Russie. 3 août, à Belgique. 4 août, Angl. à Allem. 5 août Autriche à Russie. 5 août Mont. à Autriche. 6 août, Serbie à l’All. 11 août, Mont. à l’All. 13 août, Angl. à Autriche. 23 août, Japon à Allemagne. 25 août, Autriche au Japon. 28 août, à Belgique. 2 septembre, Russie à Turquie. 5 septembre, France à Turquie. 5 septembre, Angl. à Turquie. 7 septembre, Belg. à Turquie. 7 septembre, Serbie à Turquie. 25 mai, Italie à Autriche. 21 Août, Italie à Turquie. 14 octobre, Bulgarie à Serbie. Octobre, Serbie à Bulgarie. 16 Angl. à Bulgarie. 16 France à Bulgarie. 19 Italie à Bulgarie. 20 Russie à Bulgarie. 9 Mars All. au Portugal. 27 Août Italie à l’All. 27 Août Roumanie à Autriche], lu par M. Paradit qui remplace comme maire Melle Paniez. La conversation continue avec M.Pot, de Corbie, Quillot ; chacun narre ses impressions en fumant sa pipe.

Chaque jour, l’après-midi, je me rends à Arras pour avoir le dernier communiqué ; on est en quête des Victoires. Quelques biens informé, comme Rosinel disent que nous sommes trahis et que nous verrons les Boches chez nous. On rit de l’individu, et je réfute ses dires par l’avance du général Pau en Alsace.

Les marchands de journaux sont débordés. J’achète l’Écho du Nord, le Petit Parisien, le Matin, le Courrier du Pas-de-Calais, l’Avenir, voire même la Croix. Et la Russie bat les Prussiens à Gurmbrinem.

On fait des provisions de toutes sortes : café, sucre, pâtes, pétrole ; tout cela, pour les boches.

Le 21 Août, les Boches sont à Bruxelles. J’ai épinglé au mur une carte des opérations. J’y inscris les noms que veulent bien nous donner les communiqués ; cette fois, et pendant toute la guerre, chacun va ou apprendre ou revoir sa géographie. Les Anglais sont en liaison avec les nôtres entre Mons et le Luxembourg. On ne nous dit pas qu’à Mons, les boches continuèrent leurs abominables exploits. La cavalerie anglaise est décimée. Ces beaux soldats que nous avions tant acclamés, repassent à Arras, mais le public l’ignore.

On ne nous dit pas non plus que, écrasés par le nombre les français évacueront Charleroi. L’offensive de l’armée de Langle de Cary est envoyée dans le Luxembourg. L’offensive générale se dessine ; les Boches occupent une ligne de Tournai à Belfort ; nos forces numériques sont insuffisantes pour maintenir un pareil front. Le général Joffre a un plan, mais la Communiqué se borne à dire que nous occupons des positions meilleures : c’est la Retraite, qu’on ne devine pas. C’est la marche rapide sur Paris qu’on ne soupçonne même pas. Nos armées du Nord prennent leur ligne de couverture pour y prendre une attitude défensive, mais nous avons une confiance illimitée dans la place de Maubeuge.. « Lille, pour défendre. Maubeuge, imprenable » dit une espionne à la solde des boches.

On apprend bien que les boches ont des 280, des marmites, et des 420 ; que les Autrichiens ont des 305 et des 380, mais nous…nous aussi.

D'abord vous, Mr Lesieux, vous n’avez pas été artilleur ! … Soit, M. Parsy.

Et les premiers […] font leur apparition. On est presque familier avec eux ; on sait qu’Arras est ville ambulancière et ouverte et on se demande ce qu’ils viennent faire. Eux aussi d’ailleurs car ils ne vont pas plus loin que chez nous, par crainte d’un piège. Ce sont de beaux cavaliers bien montés, bien équipés, la lance au poing. Ils entrent dans les premières maisons du village et boivent, les premiers, le café, le jour de la ducasse chez Feron, après une nuit affreuse passée dans la vieille boutique en face de la Poste. D'aucuns croient reconnaître d’anciens ouvriers d’industrie : cela est bien possible.

Le 28 Août, nous tenons bon, dit le Communiqué. On appelle la classe 1914 ; une proclamation dit que la guerre sera longue dure et difficile ; on a le tort de ne pas tenir compte de ces paroles.

Le 30 Août, les hostilités commencent dans la région de Ham Péronne ; on entend très bien le canon. Les aéroplanes traversent les rues ; l’un deux ne s’avise pas de lancer un factum disant que les Russent marchent sur Berlin etc. etc. ; on est tenté de le croire ; on compte d’ailleurs absolument sur l’avance russe.

Liège n’en est pas moins pris après que le général Leman a fait sauter le dernier fort.

Notre région est traversée par des troupes d’infanterie et d’artillerie ; ce sont des régiments des Charentes et du Périgord : 107e, 163e, 150e, etc. Ces troupes sont composées principalement de territoriaux.

On nous annonce l’arrivée de 300 Maubeugeois, mais rien, ces Maubeugeois sont évacués dans la région de Saint-Pol, preuve que le haut commandement prévoyait une avance sur Arras.

On va se promener sur la route de Bapaume pour voir passer les autos civils qui reviennent de Bapaume avec des blessés. C’est une suite ininterrompue de cyclistes ; d’aucuns, par trop curieux, sont cueillis par l’autorité militaire et doivent aider à enterrer les morts.

Si l’on va à Arras, il faut des laissez-passer. Mon linographe est mis à contributions, mais les modèlent changent bien souvent ; les jours où tout semble aller bien les sentinelles aux issues font leur service, mais quand les nouvelles sont peu rassurantes, on voyage au petit bonheur.

Les boches, tant civils que militaires, d’ailleurs passent sans être inquiétés. Un jour, toutefois, un fantassin prit d’un beau zèle arrête un soi disant espion, le pôvre est amené à la Mairie ; je procède à l’interrogatoire. L’individu se défend mal. On a trouvé dans son filet un fragment de journal… anglais et le brave type emmené à Arras était bel et bien un professeur de l’école d’agriculture de Berthonval.

[Mention ajoutée dans la marge : « En avril 1917 lors de l’offensive je dis : L’Amérique doit nous apporter son concours économique : nous ne lui demandons pas autre chose.] Les Communiqués sont sobres, laconiques. Nous ignorons la poussée de l’ennemi qui marche sur Compiègne ; les Boches entrent à Amiens.

Les R.A.T sont convoqués ; toute la région de Croisilles et de Marquion débarque à Arras avec enthousiasme. Le général d’Amade est à Arras avec des autos plus qu’en abondance et ils sont bien gardés ces autos, beaucoup mieux que tout le reste. Tout cet attirail f… le camp, sans rien dire, sur Falaise puis sur Ruffec, Saint-Astier, Cognac, Jarnac, les hommes du 33e et du 3e […] du moins.

Le 2 septembre le Gouvernement décampe la nuit sur Bordeaux. Les généraux Gallieni, Maussoury vont sauver Paris.

Les allemands sont à Reims, à Chalons, à Chantilly, on se les figure encore en Belgique. Maubeuge se rend ; deux forts seulement ont pu coopérer à la défense ; les 420, installés sur des plates-formes bétonnées et préparées à l’avance, ont eu vite raison de forts démodés. On n’en veut rien croire. On se gausse, on tourne en ridicule le boulanger Laflutte d'[[Arras] qui a réussi à s’échapper ; on bafoue cet homme dans le Courrier du Pas-de-Calais.

[Mention ajoutée dans la marge : « Les divisions de d’[…] se replient vers le sud ouest, à la gauche des armées en retraite. » « Les cabinets boites à résonance Explosion à Achicourt. Les bouillons Kub= Les saucisses Les artilleurs de Douai à Mareuil » « Ordre d’évacuation, Courage, calme, confiance Les machines belges : sifflet Le dernier train de la gare d’Arras ». Il n’en est pas moins vrai que M. Paradis reçoit l’ordre de faire évacuer les bestiaux sur Doullens et Amiens ; l’ordre est mis au feu et on allume sa pipe.]

Il est aussi vrai qu'à Arras on fait sauter l’usine électrique de la gare, les réservoirs d’eau et le pont d’Athies auquel une équipe d’ouvrier travaillera pendant septembre pour retirer les blocs de la rivière.

On trouve très drôle qu’on fasse sauter ainsi un viaduc plutôt qu’un pont ; on trouve étrange qu’à l’usure électrique on ne soit pas contenté de couper les fils et d’enlever les bielles !!!

Le bruit des détonations a eu pour effet d’a[…] quelques messieurs haut placés qui f. le camp, alors que toi simple bibi, tu dois rester ton poste, naturellement ; c’est « une chose » qui sera sans doute bien répétée après la guerre, n’en déplaise à M. le Préfet, et à M. l’Inspecteur d’Académie.

L’Évêque, le Maire et M. Delsériès restent à leur poste, M. Boutillier, déménage également. Tout ce beau monde reviendra l’oreille un peu basse. Paillard, lui a fait mieux ; il a baissé son store de fer et s’en est allé bien loin pour ne plus revenir ; celui-là se doutait de l’affaire ; son enseigne « franc-tireur » a été remplacé par ces mots « au franc-tireur ».

Les goumiers sont arrivés à St-Laurent-Blangy ; on court voir ces cavaliers intrépides, ces maraudeurs de marque ; on trouve drôle la façon dont ils font leurs prières et leurs salamalecs. Ces Marocains [Mention ajoutée dans la marge : « Les Allemands envahissent la Belgique nous allons à leur secours ? Nous échouons à Charleroi. Nous reculons jusqu'à la Marne pour les avoir et les rejeter au moment voulu. Légende tout cela ! »], qui forment une brigade indépendante, font le service d’éclaireurs ; ils vont fouiller les bosquets dans la plaine, chevauchent comme le veut sur des bêtes non ferrées qui allongent comme le chameau.

Un beau jour, ils tireront sur des dragons français que nos gamins ont pris pour des […]. Quelle débandade alors au café Dauchez quand les carabines crépitent.

L’instituteur Lefebvre se multiplie à l’excès ; il est monté sur un cheval abandonné et il remplit chaque jour sa mission secrète. Par la suite, il aura un char à bancs. Le citoyen Bachelez fait de même ; ce dernier sera emmené en Allemagne puis rapatrié en Juillet 1916.

Le 11 Septembre, grâce aux généraux Maunoury, Daubait, Foch, Roques, Langle de Cay , […], les Allemands repassent la Marne, se replient sur l’Aisne et se terrent dans le Soissonnais. Le général Joffre a sauvé la France, mais on ne se le figure pas.

Les Boches conduisent chez nous leurs services de reconnaissance le pont d’Achicourt saute la nuit. Quel crac ! Le lendemain, il est réparé. L’explosion a fait craquer les glaces du café du Commerce à Arras.

André est chez nous. On assiste à l’arrivée des derniers anglais et à l’arrivée de l’artillerie de campagne. On chante ; on fraternise juchés tous les trois sur les poteaux de la ligne du Nord, près du pont d’Achicourt.

Eugénie arrive un dimanche soir avec Alice. Pierre vient de quitter Béthune, pour Lille ; bientôt à […], ils gagnent l’Eure, puis St Astier, par mer jusqu'à la Rochelle. Vers la mi-septembre, on se bat sur Vé[…]. On raconte qu’une fraction de l’armée allemande s’est égarée par là, que les Boches ont trouvé des munitions dans un château et que la grille du château du baron de G[…] s’est ouverte devant eux. Nos territoriaux tirent le fusil derrière les moyettes  ; ils sont obligés de reculer devant le feu des autos mitrailleuses ; les boches ont des autos mitrailleuses blindées ; les nôtres sont au Maroc, dit-on. C’est presque la débâcle ; la division se replie sur Arras, quand elle est remplacée par une autre. Un sapeur du génie échoue chez nous un certain soir ; il est harassé de fatigue ; on lui donne à boire ; tout ce qu’il peut dire, c’est ceci ! « C’est ça l’armée française ! Tas de lâches, d’aucuns en effet s’enfuyaient en jetant leur sac et leurs cartouches ; d’autres mettent des habits de civils.

Les populations du canton de Marquion évacuent, nous faisons faire demi-tour à quelques chars un beau matin.

La bataille se continue sur Bapaume, Le Transloy, Sailly, les bois de Moislains.

C’est alors qu’un fort détachement boche vient à principalement pour se saouler à la Citadelle.

Le Kronprinz, en hussard de la mort, loge chez Duret et visite la ville et les hôpitaux ; il fait déblayer les alentours de l’hôtel des postes, en colère de ne rien trouver dans ce local ; on rit plutôt, et nous retournons par la petite place. Un lourdaud de boche escalade la barrière de la gare ; on le pousse au derrière.

L’argent, à la poste, était remisé dans une annexe. On inspecte les cabinets d’aisance. Les 2 wagons de mélinite remisés sous le pont ont-ils été trouvés ; sur Achicourt, ces lourdauds dénichent des tomates avariées et de vieux journaux, le Drapeau qui flotte en haut du Beffroi est retiré ; et les maisons ne sont plus pavoisées. L’étranger est maître chez nous, mais on ne se le figure pas.

Voici l’ordre de monter la garde, la nuit. Quelle est la consigne véritable ? Nul ne saurait l’affirmer. Il faut monter la garde sans armes ! Que faut-il faire en cas d’alerte ? Se sauver, recevoir un pruneau et aller prévenir M. le Préfet 24 heures après ? La Mairie recense donc tout ce qui est en état de porter les armes ; on est 3 de garde aux issues du village. 1° Chez Paradis 2° chez Moriot (le brave avait f… le camp) 3° sur la route de Mercatel 4° chez Mathias. M.Paradis prêche d’exemple et une nuit il se fait arrêter par ce sacré Bavreuil qui fait les cent pas en face de chez M. Plaisant. Je suis donc de garde avec Cuvelier et Crapoulet à la forge Henry. La lampe électrique de chez Delahaye en éclaire l’entrée.

Pas de barrage, et il fait noir comme dans un four dans le vieux chemin de Mercatel. Je fais un rapport en ce sens. Devant moi, c’est la route large. Rien d’anormal à signaler. Le résultat a été de faire la noce, principalement chez Bray, de garde également. La semaine suivante on ne montera plus cette garde ; on sera hardi. Et pourquoi prévenir la Préfecture ? Il y a bien là un tas de gendarmes à bicyclette ; quand une vedette est signalée, ils s’amènent à 40, engueulent les badauds de peur d’approcher et naturellement ils font buisson creux.

Émile le fait remarquer à l’huissier de la Préfecture alors qu’il apporte la collecte faite à Villers-Brûlin pour les blessés. Ma femme avait alors donné 5 francs à Mme Paradis, au titre de la Municipalité … la quête annoncée sous l’auspice du Curé n’a pas dû être faite, car les événements vont se précipiter. Alors qu’Émile et André sont chez nous, alors qu’on est presque décidé de se rendre jusqu'à Villers, une forte patrouille de uhlans suit le chemin de la briqueterie justement à l’endroit où se trouveront plus tard les premières lignes de tranchées boches. Un Taub survole Arras ; les territoriaux tirent dessus à coup de fusil ; on sait que c’est un Boche parce qu’il n’arbore pas nos trois couleurs. Le pilote pourra aller raconter qu’il n’y a rien à craindre sur Arras, et que l’on ne tend pas de piège. Émile ne demande pas son reste ; il décampe bien vite pour Villers-Brûlin avec André. Le frère Léon réclame également ses filles. Nous autres, on reste calme, toujours calme. Le citoyen bon Jésus affirme le dimanche 27 septembre que dans 8 jours, Beaurains sera d’abord pillé par les civils puis par les troupes françaises, puis par les boches. Il avait totalement raison. J’ai tiré au linographe en 300 exemplaires d’une proclamation de M. Paradis se terminant par ces mots : Calme, courage, confiance. C’est Drouvin qui fait les courses, à la place du Garde qui, le 27 septembre, reçoit une engueulade de ma part. Ce Monsieur critique les ordres que j’ai donnés pour la rentrée des classes en ce qui concerne son fils. La raison est-elle la bonne : j’allais tirer ça au clair, et devant M. Paradis, quand arriva l’ordre de partir.

[Mademoiselle] Balavoine n’est pas encore là. M. l’Inspecteur d’Académie, accompagné de M. le Principal l’ont constaté l’après-midi où ils sont venus me voir.

De [mademoiselle] Chauvin, rien. Il est vraiment à signaler que personne ne bouge de son patelin. Je n’ai même pas pu aller jusque Plouvain, voir Carpentier, le futur Sapajou du 101e. Toujours ce dimanche 27, alors que les badauds se pressent toujours au pont de Ronville pour voir passer les autos et les blessés, je fais la causette avec Ledoux ; tous deux, malgré les objurgations de M. Herriot, avons la conviction qu’il y a plus d’un million de boches en France et qu’on eût dû prévoir l’arrivée de ce flot envahisseur alors qu’on s’occupait surtout de politique. On sort du Salut. On se presse à la mairie pour écouter la lecture d’un ordre du Préfet, enjoignant à tous les hommes mobilisables d’évacuer dans la direction de Saint Pol. Pourquoi ? On ne le dit pas. Quand je rentrerai le 2 Octobre, ce sera pour entraîner ma femme et pour ne plus revenir. J’avais un plan : je me disais : je ne rentrerais pas avant le 1er octobre, pour voir si Guillot ouvrira la classe et restera Secrétaire de Mairie ; la question sera révolue après la guerre. Mon Guillot est allé ce jour là à Arras et le surlendemain quand il est revenu, tout était déjà pillé. La Mairie est restée ouverte à tout venant avec tous les documents sans exceptions, y compris le Cachet. Que retrouverons-nous de cela ?

L’artillerie loge chez nous : elle a ordre de se cacher pour ne pas être repérée par les avions qui passent nombreux. Nous reculons, c’est certain il faut l’arrivée des troupes d’Alsace jointes à celle de la 12e Région pour arrêter les boches qui pillent Wancourt. Le lundi 28, alors que je me dirige pédestrement sur Arras-Saint Pol, avec un Stéfanelly et mon baluchon nous croisons un peloton de goumiers qui fait la chasse aux uhlans ; l’un d’eux est tué d’une balle, les deux autres gagnent Mercatel, blessés. La victime est dit-on le fils du prince de Bulow ; on l’enterre comme un chien et les goumiers volent les montres des fossoyeurs.

À Arras, on entend siffler les locomotives belges ; tout cela est acheminé sur Creil. On feint d’ignorer l’invasion complète de la Belgique et la chute d’Anvers.

Mme Bocquillon retourne à son poste, mais comme elle entend les coups de feu sur Beaurains, elle fait demi-tour. Le collègue Dorez, l’embusqué, aura beau signaler les fonctionnaires non rentrés à leur poste ! Le collègue Carpentier ne peut rentrer plus loin qu’Arras et sa famille va rester en bocherie à Plouvain. Tout Neuville-Vitasse et Beaurains a déménagé, sauf quelques vieux entêtés et quelques jeunes gens par trop téméraires dont nous n’entendrons plus parler. Le dernier partant est grand-père Pagniez ; il sera conduit au Poste, chez Degand, puis chez Doinart où sont restés le vieux et la vieille ; il affirme avoir eu affaire à des Boches déguisés en soldats français qui voulaient le fusiller ???

Ce brave homme est mort désormais ! Non, il est en Bretagne.

Le collègue de Courcelles a fui à 5 h du matin, laissant son porte-monnaie sur la table ; il est aux tranchées ; sa femme est morte et sa fille est en pension.

Laurent a aussi laissé sa femme à Hendecourt-lès-Cagnicourt. Il est mort de suite de ces blessures . Le directeur d’Achicourt est parti ; Meibach mettra en sûreté les papiers de Mairie. Quant à M. Cléret, il reste et il restera à son poste avec l’institutrice et le Médecin Derégnancourt.

Je pars le lundi 28 [septembre] à 6 h du matin avec Stéfanelly. L’ordre d’évacuation n’a pas touché Arras. Nous trouverons la ville ; je préviens l’Inspecteur Delsériès qui me demande si j’ai besoin d’argent. Le digne homme est décédé depuis.

Sur la grand route poudreuse, c’est un défilé ininterrompu d’hommes et de jeunes gens portant tous la casquette et le baluchon. Le collègue Duhem nous indique le chemin de la halte de Frévin-Capelle. Nous dînons. Nous traversons Aubigny, une partie de Savy et nous arrivons à Villers-Brûlin vers 5 heures. Léontine est là. Émile et André sont repartis emmenant Simone.

Le lendemain nous prenons les chemins détournés reliant Guestreville, Chelers, Bailleul-aux-Cornailles. Nous gagnons la grand route et mangeons à Roëllecourt, là où il y a 15 ans le père Pocquet demandait une lanterne pour éclairer notre chariot de déménagement, en route pour St Pol. Nous rencontrons le père Laplace.

Voila le trou de St Pol, tant connu. J’achète une casquette chez Camoril. La cour de la Mairie est remplie d’évacués attendant un bon pour se loger. Bien des Beaurinois sont là. Comme nous n’avons rien à solliciter, nous nous dirigeons sur Ostreville. Il fait nuit quand nous arrivons chez Léonce où nous soupons. Je me repose dans l’ancien lit de l’oncle Achille et le compagnon loge chez Mme Leprêtre, où il est d’ailleurs très bien reçu. 49 Ostrevillois sont à l’armée.

Des visites successives chez Ricart ; chez Béal cantonnier, chez Collier où je dîne, chez Lardé, chez Louchet, chez Dupuis Béal nous prouvent que le souvenir que d’un ancien instituteur est encore vivace. Dausque est plus ou moins estimé ; comme on a besoin de ses services, on ne le critique pas ouvertement. Lors des élections toutefois, il a marché pour Bonnay avec P. Collier contrairement à Louchet. C’est la division là, comme ailleurs, et ce n’est pas la guerre qui supprimera les aménités, puisque Dausque sera remercié par l’administration entraînant avec lui ce vieux réactionnaire entiché qui nom Gallet et cela en 1917.

Nous arrivons à La Thieuloye à la brune. Ma tante Angèle est très surprise, mais heureuse de me voir. Le collègue Buire est très déprimé. Ces bons vieux instituteurs comme lui et Robail ne failliront pas à la tâche, mais ils y perdront la santé au seuil de la retraite !

Octobre 1914

Le jeudi 1er Octobre, le temps est toujours superbe. Nous descendons cette fois la route de Béthune. Des trains militaires remontent la voie. Les Boches envahissent notre région, mais notre état major l’a compris et s’efforce d’occuper la ligne Lille, Lens, Arras, Albert. Le viaduc de Frévent a été détruit ; cela amènera un retard très préjudicieux, forcément. Le [pont] de St Michel a été également remplacé par un pont de fortune, fait de traverses de chemin de fer superposées. On nous dit que les mitrailleuses ont marché à Hénin-Liétard, mais on ne nous dit pas que c’est la retraite de Douai, avec le 6e […] qui a beaucoup de prisonniers.

On ne pense pas que l’ennemi marche sur Arras. La ville de St Pol regorge d’évacués. Nous envoyons une lettre à Beaurains ; cette lettre nous sera retrouvée 4 mois après. Nous revenons à Ostreville et nous dînons chez Louchet. Nous voila de nouveau à travers champs, écornant Marquay où nous disons bonjour à Mme Scache, Bailleul, Chelers, Guestreville et Villers-Brûlin. Le long de la route, c’est l’arrêt forcé devant les bonnes gens qui nous interrogent. Le canon tourne sourdement. C’est du coté de Douai et de Valenciennes nous dit-on mais nous ne sommes qu’à demi rassurés. Léontine repart par Étaples.

Pour éviter les patrouilles allemandes, nous reprenons le chemin de notre village par le Nord, c'est-à-dire par Acq directement, la gare de Mt St Éloi, Wagnonlieu, Dainville et Achicourt. Au pont du Gy, la servante de Mme Parenty et Mme Barthélemy nous apprennent que les habitants de Beaurains fuient sous les obus.

Nous sommes fixés cette fois. Les Allemands bombardent non pas Valenciennes, mais Beaurains où luttent un bataillon de territorial, des chasseurs alpins et des vitriers.

Je rentre, comme éperdu, la gorge brûlante d’avoir couru. Jean ramasse des éclats d’obus et monte un petit musée d’armée. Les shrapnells éclatent ; les obus sifflent ; l’un d’eux recouvre d’une poussière noire la façade de Melle Choquet, manquant de tuer le fils de bon Jésus. Ma femme, nullement impressionnée est dans la cave avec sa mère et Julien. On a descendu des vêtements ; on s’apprête à passer la nuit. Le soupirail de la cave est bouché et la bêche a été descendue.

Melle Choquet trouve qu’il ne faut pas partir ; M. le Curé a dit de prier et d’avoir confiance et les boches reculent. Tel n’est pas mon avis ; apeuré par tous les fuyards, ne voulant nullement écouter les conseils des bonnes vieilles qui ont vu [18]70-71 et qui ne tiennent pas du tout à s’en aller, j’entraîne Julien. Ma femme et Jean me rejoignent et nous nous dirigeons sur Agny. Il fait nuit. La grange de Mme Wartel brûle et jette de sinistres lueurs. Je salue le général de Maud’huy qui se trouve avec son état-major derrière le château De Lignière ; le mercredi, le même état-major était venu pour loger à l’école, puis chez Pagniez, puis chez Mme Bucquet ; en même temps, arrivait l’ordre de se replier vers Ficheux.

Nous arrivons chez Mme Cléret qui nous offre gentiment l’hospitalité. Énervé, je ne puis ni rendre ni manger. Le lendemain matin, alors qu’on déjeune, Bray arrive en coup de vent et dit : « Mais vous n’êtes pas ici en sécurité, pas plus qu’à Beaurains. Un espion vient d’être découvert dans le château De Lignière ; il transmettait des messages par la télégraphie sans fil. C’est alors le désarroi ; on remonte jusque Achicourt et puis Dainville où nous dînons chez Fatoux. L’après-midi on revient à Achicourt ; Mlle Choquet décampe à son tour et nous dit que grand-mère est au pont d'Achicourt avec grand’mère Blondel. Me voici au pont ; je passe malgré la sentinelle. Le cabaret voisin est rempli de Beaurinois. Les grands’mères sont tranquillement assises sur le talus du fossé ; elles pensaient à … s’en retourner. Je crie, je braille pour les faire tourner la tête et je fais signe de venir.

La 1ère nouvelle, c’est de nous dire que nous n’avons plus ni poules, ni lapins. Le clocher sert de point de mire et le premier obus, une marmite, a enfoncé notre mur de clôture , massacré toute la basse-cour sauf le coq, et fait dégringoler les entablements de fenêtre ; que serait-il advenu si nous avions été encore là ? Poules, lapins, poires etc tout cela est ramassé en cinq sec par les civils, entre autres par Ch. Goret.

Grand’mère a le panier avec les papiers et valeurs ; c’est autrement important et nous voila tous les cinq repartis pour Dainville. La ferme de M.Paradis brûle à son tour ; l’huile coule enflammée dans la rue. Les chevaux sont rôtis. Le ciel est tout rouge de feu.

À Dainville

Nous passons la nuit, dans un galetas , à cinq sur une paillasse. On en prend son parti et l’on rit même de bon cœur quand ma femme, se couchant la dernière, ne trouve plus de place.

4 [octobre], on fait comme tout le monde. On essaie de retourner, mais voila que Mlle Balavoine avec grand’mère Blondel nous déclarent que le combat devient plus vif encore. Des zouaves, des turcos , des bat d’Af, des convois interminables arrivent. Cette fois on se rend à l’évidence. Les Allemands arrivent dans la région du Nord, non pour aller sur Paris, mais pour prendre Calais et occuper notre région pour se ravitailler. Ils ne prendront pas Calais, ils n’entreront même pas à Arras, mais la partie la plus riche du Nord et du Pas-de-Calais sera occupée et la ligne de Front sera saccagée, bouleversée de fond en comble. Au préalable, tout est pillé et ce qui n’est mangeable ni buvable et meuble est expédié dans les tranchées ou en Allemagne.

À Warlus

Nous retournons sur nos pas et nous arrivons à Warlus. Grand’mère a profité de l’occasion d’une voiture et Julien est poussé dans sa voiturette. Le cher petit ne se rend pas compte, et il a beaucoup de plaisir. Nous descendons chez M. Boildieu où l’on nous donne à dîner et à coucher. On manque déjà de pain et de bière. Le village est occupé militairement par différentes troupes, y compris les […] de tous genres. Les Beaurinois passent nombreux ; d’aucuns se dirigent sur Wanquetin, d’autres sur Habarcq ; la direction de Berneville est interdite.

5 Octobre. Les nouvelles sont encore moins rassurantes. [Quelques] Beaurinois ont essayé de retourner ; ils sont allés jusque chez eux pour donner à manger aux bêtes. Tu n’oublieras pas le serin, dit Mme Bray ! L’autorité militaire les prie de partir séance tenante. Les obus, d’ailleurs, tombent drû. La maison d’habitation de Piémont est incendiée ; celles à gauche de l’église ont beaucoup souffert. Grand’père Pagniez se décide à partir ; il a faim d’ailleurs ! Encore un qui avait vu Jo et qui croyait que c’en était simplement la répétition.

Voici Hauteville, Wanquetin. On ne trouve pas un morceau de pain. C’est une suite ininterrompue de voitures, les unes descendant sur Avesnes, les autres remontant sur Warlus. À Avesnes, Madame Liéval nous offre à dîner à l’école des garçons. Nous prenons la longue route de Grand-Rullecourt. Nous arrivons chez Deleury, où nous allons séjourner désormais, en famille. Le collègue Bauchet nous offre un lit, chez lui. C’est le bon accueil, accueil généralement réservé aux réfugiés, aux évadés, aux […], mais qui forcément ira en s’amoindrissant.

6 [octobre]. Les Allemands avancent sur Beaumetz, Arras, Lens. Les bonnes gens de Neuville-Vitasse, Beaurains, Mercatel, Hamelincourt, Boiry, Ficheux, Foncquevillers, Bienvillers, Blairville, Adinfer, Rivière débarquent en masse dans la région d’Avesnes, Frévent, Doullens.

À Grand-Rullecourt

Ici, Omer Ledru, Ferdinand Ledru, Omer Caron, Capy Ferdinand, Georges Ladan, Allart Albert ont été faits prisonniers à Maubeuge. A Beaurains, Molin et Desmyttère sont dans le même cas. Fernand Leclercq, de Saint-Pol, a trouvé le moyen de s’évader. Le Comte de Hauteclocque est mort de ses blessures. 85 hommes se sont rendus sous les armes, ce qui fait ici, comme à Ostreville, la proportion de 1/7. Dans ces conditions, l’armée française grouperait un effectif de 5.400.000 hommes et il reste à appeler les classes 1914, 1915, 1916, 1917, les services auxiliaires, les exemptés et les réformés et les indispensables ou-et les embusqués. Des embusqués, il y en a : Ex : Dorez, Caron et celui de Diéval ; le 1er est borgne, le 2e et le 3e qu’ont-ils ? Nous savons qu’ils sont allés à Montreuil, expressément pour passer devant une Commission de réforme spéciale. Enfin.

7 [octobre]. Nous entendons le canon tirer dans 3 secteurs : 1° le secteur de Neuville-Saint-Vaast et Souchez, le secteur d’Arras, et le secteur d’Hébuterne. Les gares de Savy-Berlette et de Mondicourt sont les gares de ravitaillement. Doullens, Frévent, Noyellette sont les centres d’exportation de la viande. Les autobus de Paris transportent la viande ; les Berliet transportent les hommes et les munitions.

Arras est bombardé. Les faubourgs de St Sauveur, Ronville et la rue de Saint-Quentin sont atteints. Théodosie Létoquart ramène son gamin, tué par un éclat d’obus, rue Méaulens.

8 [octobre]. Les goumiers séjournent dans la pâture Fiquet, derrière la poste. Ce sont toujours les mêmes brillants cavaliers, mais aussi les mêmes gaillards sans scrupules. Leur arrivée fait sensation ; leur départ n’est pas regretté.

Je vais à Sombrin. Je refais connaissance avec Léopold Roussel mariée à la fille Lajus, avec Gadoux et Compagnon de Bienvillers, Lavigne, ex-Directeur. Je pousse une pointe jusque Saulty. M. Debuire et sa fille ont l’amabilité de me conduire jusqu’à la Bazèque. Nous voyons les obus éclater derrière Berles, La Cauchie, Humbercamps. Le canon gronde. Un train militaire est en gare. Les biches nous regardent traverser l’allée des hêtres. La lutte est vive sur Bucquoy ; le général Marcout y a trouvé la mort ; des jeunes filles, dit-on, agitaient des mouchoirs blancs pour repérer pour repérer l’artillerie ennemie ?? Il y avait là une ferme boche, et par conséquent tout un système d’espionnage.

9 [octobre]. Le seul moyen sûr de se rendre compte de telle chose c’est d’y aller voir. Me voila donc parti sur Arras. Villette me conduit un bout en voiture ; je descends à Hauteville. Je préfère la marche à pied. Grand-père Pagniez me raconte sa fuite. Wanquetin est toujours rempli de troupes et d’émigrés. Je continue avec Jean jusque Warlus. On ne passe pas dit la sentinelle. [Quelques] Beaurinois, plus entreprenants, passe à travers champs. Ils iront jusqu’au faubourg Ronville. L’octroi est balayé par les mitrailleuses boches. Nos lignes sont à l’entrée du village, à 200 mètres de celles des boches. Un passage souterrain ? part de chez Mennebo ; la scierie de ce monsieur est épargnée, dit-on ? Encore un vendu, alors ? On revient, ayant contemplé avec une joie mêlée de tristesse, la haute silhouette du beffroi et des tours du Mt St Eloi.

10 [octobre]. Le trajet d’Avesnes devient presque journalier. Cette fois, les éclopés arrivent. Les écoles, la Mairie sont transformées en ambulance. Le Général Inspecteur des Services sanitaires sort de la maison de M. Le Tellier, notaire. Les éclopés nous regardent béatement passer. Le fantassin voisine avec le tringlot , le vitrier, le zouzou , le tabor , le bat d’af , le marsouin et le canonnier. Très rares sont les cavaliers et les canonniers blessés. C’est l’infanterie qui « trinque » toujours. Arras est bien endommagé autour de son hôtel de ville qui sert de point de mire.

11 [octobre]. Il est entendu qu’on a quitté son foyer avec ses habits de travail, sinon avec ses loques. Il faut, derechef aller à Avesnes. Et voila comment la capitale de la région voit arriver une dame, son mari et leurs 2 enfants pour s’acheter une chemise. Après Paris, ch’est Avesnes. La boutique de Mme Biguet n’est toutefois pas la Samaritaine. Il y a 2 comptoirs surchargés de marchandises à tel point que la patronne oublie de mettre la chemise de Jean dans le paquet, chose qui m’obligera le lendemain à trier 10 km pour réparer l’oubli involontaire de la vendeuse.

On a ainsi passé le dimanche à s’acheter une chemise. Où est donc l’homme heureux qui n’a pas de chemise. Celui là n’a sans doute pas encore visité Avesnes-le-Cte, avec sa rue principale, ses trottoirs raboteux, son clocher bicarré, son château d’eau Kolossal, son marché couvert, sa petite gare, sa gendarmerie très à l’écart et ses basses rues boueuses.

12 [octobre]. Le collègue Bouchet tient absolument à lire un journal chaque jour. Me voila donc parti pour Liencourt trouver la cheffesse de gare qui sûrement doit avoir des journaux. C’est le contraire qui existe tous les trains sont réquisitionnés par l’autorité militaire. Je m’en doutais bien. Au surplus, les journaux ne disent pas tout ce qui se passe ; ils ne le diront jamais. Dame censure est là, et les récits de batailles sont exacts, mais on brode ; la confiance, d’ailleurs, restera presque générale.

13 [octobre]. Voila la pluie. Des fusées, hier soir, ont indiqué l’emplacement de nos troupes. Donc, rien ne bouge. Notre village sera pillé, incendié, saccagé, démoli ; il faut en prendre son parti. Les goumiers, ou plutôt les spahis auxiliaires font leur réapparition. Cette fois, ils sont au complet et l’on ne fait plus un pas sans rencontrer ces arbicos .

14 [octobre]. Les denrées se font rares. Alors que les demandes sont aussi pressantes que nombreuses, il est difficile de contenter tout le monde. M. Deleury se rend donc à Frévent, chez Dépierre ; nous revenons avec une petite commande. Je dîne chez Berquin. Bijou nous ramène vers les 5 h du soir à Rancourt. En route, bonjour à Guillot qui loge chez son beau-fils !?? Il me dit que lorsqu'il est rentré chez lui le dimanche, il ne lui restait déjà plus une chaussette.

15 [octobre]. Les routes sont boueuses et caillouteuses. Le citoyen Mercier parle de jeter le manche après la cognée… le marteau. On achète une paire de souliers, chez Sellier, à Avesnes.

Le canon tonne fameusement, et si ce n’était l’allée et venue de gens affairés mais paisibles, l’on serait tenté de rebrousser chemin.

16 [octobre]. Plus de bières ! Et du café sans sucre. A la guerre comme à la guerre. Me voici en route pour Noyelles-Vion pour commander 2 fûts de bière. Les indigènes sont peu accueillants. Le village par contre est joli. Les cabarets sont fermés. L’après-midi, je vais à Liencourt avec Dufrenne et Deteuf. On passe une heure chez Maria en compagnie de Villette et de Cottel.

17 [octobre]. Me voila reparti avec Jean ; au petit bonheur. On passe Avesnes, Hauteville, Wanquetin. Il fait bon, si bien que nous continuons sur Dainville, en plaine ; la route est longue. Nous arrivons au faubourg d’Amiens. Partout les vitres sont brisées. Un brigadier de gendarmerie nous arrête à l’octroi ; Inutile d’aller plus loin, dit-il, vous n’avez plus d’école et d’ici 8 jours, il n’y a rien à espérer. 8 jours ? c’est long ; et 2 ans après c’est encore absolument la même chose. Une batterie se démasque derrière nous.

Ça craque joliment, mais je me familiarise vite. Les obus passent en ronflant au-dessus de nos têtes et on les entend éclater sur Beaurains. Nous examinerons [quelques] tranchées et nous ramassons des éclats d’obus allemands. Nous mangeons un morceau chez Fatoux. Nous retraversons la ligne de chemin la ligne de chemin de fer. Des dragons emmènent des réfugiés à Warlus, à l’état-major. On est arrêté mainte et mainte fois par les sentinelles. Nous avons ainsi parcouru 50km. C’est beaucoup pour Jean qui devra s’aliter en rentrant.

19 [octobre]. Cette fois je me dirige sur Sombrin. À la sortie du village se trouvent 8 canons longs de 120. Le ravitaillement en munitions se fait à mi route entre Sombrin et Warluzel. Un avion boche a lancé des proclamations boches, toutes mensongères.

20 [octobre]. Impossible de rapprocher. Les mouvements de troupes sont de plus en plus nombreux. On trouve difficilement du pain ; le beurre est d’ailleurs presque introuvable.

21 [octobre]. Inutile d’aller plus loin qu’Avesnes. On sait maintenant que les boches sont terrés comme des lapins et que les obus font surtout sauter des betteraves. Arras est bombardé. Le beffroi est tombé à 10 h du matin. Je vais à Warluzel où j’ai vu Hanot. Une lueur rouge éveille notre attention le soir. Je me rends en haut du bois. L’orientation m’est alors donnée. Je suppose que c’est la stéarinerie de St Nicolas qui flambe : c’était exact.

22 [octobre]. Canonnade violente sur Arras. Deleury mène une vache à l’abattoir de Noyelette ; il rapporte des cervelles de mouton, des débris donnés par la troupe aux solliciteurs.

23 [octobre]. Encore à Avesnes, cette fois pour dénicher des allumettes. Le tabac devient très rare. Il ne reste que des cigares et du caporal à 10 sous. Le temps est superbe. Un ballon captif est en permanence sur Mt St Éloi et un autre sur La Cauchie. Les évacués doivent quitter la zone des opérations et se réfugier vers Doullens, Frévent, Abbeville. Les Lefrère, Lequette, Varlet, Dubron, Lemaître, Mme Pecqueur, Me Lemaître sont à Avesnes. Je rentre le soir à la lueur des coups de canon et je distingue une comète, à droite de la grande ourse.

24 [octobre]. Un ordre n° 19 du Général de Maud’huy enjoint aux réfugiés de quitter la région, à cause des espions ? L’autorité militaire, seule, doit délivrer les laissez-passer. L’ordre est brutal. Le collègue et Maire Bauchet veut l’exécuter mais on rouspète. Les Arrageois, ceux de Ste Catherine, de St Nicolas, Anzin, Marœuil quittent leurs pénates.

25 [octobre]. Je vais à Beaufort, à Liencourt, et au Cauroy. Les ordres militaires sont différemment interprétés. Je redis bonjour aux Candas, Bray, Villette, Anthyme. Les [quelques] vieux restés à Beaurains, comme les Doinart, Mme Delaleux, sa cousine, le père de Me Guilmant sont morts d’inanition.

26 [octobre]. Voici les accommodements : les employés, les ouvriers agricoles, ayant un contrat de 3 mois, les parents jusqu'aux neveux et nièces, les personnes ayant un logement peuvent … rester. Très bien ! On s’en doutait un peu. Les indigents ont le tort d’être indigents ; on hisse les vieux et les vieilles dans un chariot réquisitionné et en route vers une destination inconnue ; d’aucuns iront jusque dans la [Haute-]Garonne et les Basses-Pyrénées comme les Quignon. D'autres seront séparés en cours de route ; le père devra devenir militaire s’il ne l’était pas ; les jeunes gens et les jeunes filles seront dirigées sur une usine et la mère restera avec les mioches. Tout cela est embarqué dans les trains ou sur les bateaux comme des vulgaires colis.

27 [octobre]. Hanot a élu domicile à la briqueterie et Ficheux chez J.Caudron. Je leur fais un bail, provisoire d’ailleurs car Ficheux s’en ira à Avesnes et Hanot quittera sa boîte pour tacher de gagner sa vie, dans la rue de Sus St Léger. 50 militaires sont enterrés au cimetière d’Avesnes. Ceux là auront leur famille prévenue ; mais les autres ; d’aucuns sont enterrés vivants sous un bloc d’argile ou de craie.

28 [octobre]. Je ne ménage pas mes jambes. Me voila parti commissionner à Avesnes ; je fais la rencontre d’Honoria Roussel et de Tavernier et me voila reparti pour le Sour[…]. On pose à Sus St Léger chez Petit Balavoine et chez Gaze à Ivergny. Je rencontre Victor. Je mange un morceau. Martin surveille les voies dans le centre et Zéphyrin est à Verdun. Je dis bonjour et au revoir à la tante Nonie, à cousine Berthe, qui se plaint toujours et à cousin Benoit qui débite un porc. Je reviens nuitamment après avoir posé chez « Marie Pessi » et à Sus St Léger. Je passe par la fenêtre de la chambre, chemin déjà connu dans mon enfance.

29 [octobre]. Ça tonne sur Arras et sur Beaumetz. Il y a des marsouins, des sénégalais, des Hindous au front. Va-t-on avancer ? Une promenade dans le village. Je reconnais les anciennes pâtures où j’ai tant couru ; mais je constate qu’elles sont moins soignées qu’avant et qu’on en a créé beaucoup de nouvelles dans les champs. Les sentiers dans les près ont disparu. Les « reulettes » sont beaucoup moins fréquentées. Des fils de fer drus et serrés avec des ronces entourent chaque propriété. Le paysan, devenu aisé, a senti le besoin de se renfermer, de se limiter. De mon temps, il y avait [quelques] mauvais fils de fer à la pâture du château et cloués aux arbres. C’est le progrès.

30 [octobre]. La température se refroidit. Le journal Le Matin annonce la mort des sportmen Cosnès, Trousselier, Friol, Hourlier, Jean Bouin. Paoli, Hogan, André sont blessés. Notre national [Georges] Carpentier est aviateur. À Sombrin, loge un régiment d'[Artillerie] volante.

31 [octobre]. Jour de commissions. J’accompagne Deteuf jusque Berlencourt et l’épicerie Casse. Nous rapportons fort peu de chose comme d’habitude. Les dames sont allées à Saint-Pol ; je repars jusque chez Doré. Les dames n’ont pas été plus heureuses que nous. Les épiceries de Saint-Pol sont aussi dénuées de marchandises. Plus de sucres, ni de pétrole, ni de savon, ni de bougies. La canonnade est intense.

Novembre 1914

1er [novembre]. Dimanche Jour de la Toussaint. Il y a plus d’un mois que je me suis fait raser. J’assiste à la messe, dans la tribune. Cette église me rappelle tous mes souvenirs d’enfance, mon arrivée comme enfant de chœur, alors que c’est le [Saint] Sacrement ; comme je suis le 6e, matante me confectionne ma soutane, mon surplis ; j’émerveille les habitants en chantant au reposoir en face de chez Charles Petit. Autre souvenir : le jour où je suis allé au catéchisme, malgré moi, car la botte du père m’a relancé jusque dans la porte. Je […] le 5e sur 7 et bien que le 1er en Composition générale je resterais le 5e. Souvenir : on descend dans les carrières, on monte dans le clocher, on sonne la cloche, cloche très mal montée- tour très sombre ou il faut quand même pénétrer le soir pour sonner l’Angélus, etc. ; souvenirs d’enfance pendant 6 ans et 4 mois, de juin 1886 à Octobre 1892, de 10 ans à 16 ans ½.

Je vais dîner chez le camarade Liébert, ami d’enfance, et nous allons faire une promenade dans les champs. À l’horizon, raids d’aéroplanes.

2 [novembre]. À 10 h du matin, je pars avec MM. Plomb, Marquis pour le « mont » de Wanquetin. Une batterie française tire près de nous, près de Simencourt et l’ennemi bombarde Beaumetz. Une lunette marine, puissante de chez Mr Callinaud nous permet de sonder l’horizon. Le clocher de Beaurains est tombé. La briqueterie est rasée. Les autres cheminées sont encore debout et l’on distingue les pigeonniers de chez Wartel « le gros Wartel » et de chez Degand. Le moulin de M. Marquis est écroulé. On distingue la toiture rouge de chez Souillart- Madame Souillart est restée avec sa fille ; elles seront rapatriées plus tard. Pourquoi être restées ?

3 [novembre]. De nouveaux Beaurinois arrivent à Rocourt ; le jardinier de chez Me Parenty (mort depuis) avec sa femme et son chien. Le cantonnier « Mamape » avec un petit éclat d’obus au front, reçu dans la rue Baudimont.

4 [novembre]. Je monte en voiture avec Bauchet jusque Lattre-Saint-Quentin. La route est très défoncée et c’est miracle si l’on n’est pas accroché par les autobus. Je descends. Je préfère aller à pied, car le bidaillon de Mme Charles Petit à peine à tirer. Me voici devant l’abattoir de Noyellette ; j’oblique à droite traverse le Gy près de l’école ; les obus ont tombé là. Trois autos grises me passent en toute vitesse ; n’est ce pas l’auto présidentielle.

Une batterie française tire de Dainville sur Saint-Laurent. Les Allemands ne répondent pas. Me voici à la porte Baudimont, ayant ramassé un culot d’obus de 75. La consigne n’est pas sévère et je foule le pavé d’Arras. La rue Baudimont a une maison effondrée. La caserne a son toit éventré. Le boulanger Laflute fait le pain au sous-sol. Les vitres sont brisées ; toutes les persiennes sont poussées et les portes bien closes. Je dépose mon pardessus au café Hiver et me voila parti au trot au Palais St Waast. L’hôpital St Jean est endommagé. Place de la Madeleine, le mess s’écroule. La cathédrale est écornée. Me voici dans une cave, au dessous du Musée : c’est la poste. Fermé, me dit-on. J’arrive tout de même à obtenir un paquet de lettres pour Beaurains, mais rien pour moi. On me dit qu’on ne conserve que les lettres nouvellement arrivées et qu’on renvoie les autres à Boulogne. En réalité c’est le fourbi . Je demande du café au café du coin près de chez Fournaux libraire ; le vieux réchaud à alcool ne marche plus. Je bois une chope que je ne puis payer le patron ne pouvant faire la monnaie.

Ah ! Cette fois, voici le désastre ; tout le carré entre la rue des Grands-Viéziers, la rue de la Madeleine, la rue Saint-Géry et le coté droit de la petite Place n’est plus qu’un morceau de ruines. Le beffroi n’est plus qu’un tronçon informe à travers les murs éventrés de l’hôtel de ville incendié ; je vois les fondations en gris de ce qui était l’orgueil de notre cité.

La rue Ernestale a peu souffert ; la tour des Ursulines est découronnée.

Au quartier de la gare, le coté gauche a beaucoup souffert. Le Courrier, le café du Globe, le café Boursier, la pharmacie Dehay et la pâtisserie Doria n’existent plus.

Seule, une cheminée reste debout et j’aperçois à chaque étage la prussienne sous la tablette de marbre et la garniture de la cheminée.

J’absorbe un vin blanc chez Hénocque et j’avance vers la gare. L’entrée est interdite. J’arrive au pont de Ronville. Je fais le bon enfant, si bien que les gendarmes me laissent avancer jusque la première tranchée ouverte. Une compagnie française, me dit-on, se trouve dans une tranchée derrière la briqueterie mais nous ignorons ce qu’elle fait actuellement. Je suis édifié. Un moulin à café épuise son ruban ; ne tire-t-elle pas après moi ? Je dégringole le talus du pont, traverse la gare aux marchandises sans mal, toutes les palissades étant sciées. Le tintamarre commence. Je cours. Le Collège est peu endommagé. Me voici à la gendarmerie. Je finis par dénicher le cantonnier Legrand. On boit une bouteille avec lui et Delval, et j’emporte un kilo de sucre dans un sac pour Madame Legrand de Rocourt ; quelle commission ! il va pleuvoir ; le sucre fondra.

Le culot d’obus emplit ma poche de pardessus.

Je fais route avec Mr Proteau et je lui fausse vite compagnie. Je reprends mon pardessus. Les obus allemands sifflent. Une batterie [?], derrière Ste-Catherine, fait rage. Il faut déguerpir ; impossible de m’assurer, si l’usine de Wartelle est encore debout ; je me suis trompé de chemin.

Je fais route avec Cassoret qui vient de sortir un cheval de son écurie à Saint-Sauveur ; la brave bête souffle énormément et ne peut aller plus loin qu’Habarcq. Je rentre à 8h1/2 , crotté mouillé, harassé, avec le culot d’obus. Le sucre a été déposé chez l’institutrice adjointe d’Avesnes-le-Comte qui loge l’institutrice de Mercatel. J’irais le rechercher le lendemain.

6 [novembre]. Les auxiliaires doivent se rendre à Hesdin, devant la [Commission] de Réforme, le samedi 7 à 13 h du soir. Il faut donc partir la veille. Je quitte donc ma famille avec mon baluchon. M. Legrand, vieillard de 80 ans, très bien conservé, nous mène en voiture jusque Rebreuviette ; nous sommes alors quatre conscrits : Julien, Octave Petit, Victoir Cuisse et moi. Nous déjeunons à Frévent : c’est jour de marché. Je dis bonjour à Mme Béghin, à Me Adrielle, à Jeanne, Laderrière et à Adèle Mesureur. Nous avançons joyeusement, traversons Ligny, Boubers, Cauchy, Aubrometz, Fillièvres, Galametz, Wail, Saint-Georges. Il est 5h du soir. Le collège Warembourg nous trouve un bon lit, mais on ne dort guère. Mon compagnon se plaint et trouve que le couet est trop bas. A 4 heures, une flopée d’auxiliaire entre dans l’estaminet où nous logeons. Comme j’ai la diarrhée, je me lève.

À 7 heures, nous traversons Marconne, Vieil-Hesdin et nous arrivons sur la place de l’hôtel de ville à 8 heures. On appelle. C’est le plus beau des gâchis. Bref, il faut se faire inscrire à la Mairie si on ne l’a pas fait précédemment. On balance jusqu’à une heure. Je déjeune. Je refais connaissance avec mes anciens amis de Vacquerie, de Saint-Pol et d’Ostreville. Nous portons notre baluchon et notre argent chez M. Fortin. Courtin est là ; il a jugé bon de se faire réformer en fin Août, devant une Commission ??

On appelle, mais on n’entend rien. C’est le tour de Laderrière G. cl. 1888. Je finis par deviner qu’on appelle par classes ceux du recrutement de Béthune. Peu de réformes, peu d’auxiliaires. Service […] renvoyés dans leurs foyers à titre provisoire, comme Julien Legrand. Les autres en route pour St Astier. Le recrutement d’Arras sera appelé une autre fois. Je m’en doutais. Il est 3h1/2. Il faut repartir : clopin-clopant, sonnant à droite à gauche, ne trouvant d’asile nulle part, échouant sur un banc sur la route au Car[…]ay, nous arrivons, par un coup de force à rentrer à Rocourt à 2 h du matin, plus que fatigués. Il nous restera toujours le souvenir de cette longue étape inutile, mais où la gaité française a pris ses droits en la personne de Jules Friquet Call[…] dont les réparties sont vraiment drôles.

8 [novembre]. Jour de repos. J’accompagne ces dames jusqu’à Sus-Saint-Léger, chez Mr Tripet. Nous rentrons le soir à travers un épais brouillard. La canonnade reste très intense entre Arras et Béthune.

9 [novembre]. Le service du ravitaillement est installé au bout du village sur Avesnes. Les autobus sont rangés sur la place. C’est alors une procession de quémandeurs, de solliciteurs, sinon de mendiants. On récolte les têtes, les cervelles, les cœurs et les langues et on se régale.

10 [novembre]. On s’occupe des fonctionnaires évacués, sans emploi. Il est temps. Comme Bauchet est souffrant, je fais la classe à sa place et me voila pérorant dans le local où j’ai passé mon enfance. Mercredi 11. J’ai pour m’aider une Adjointe, ex-suppléante de Bauchet. Tout irait bien, si les élèves étaient munis de fournitures.

12 [novembre]. Le canon s’éloigne. On se figure qu’Arras est dégagé. Léontine nous écrit ; elle ignore la situation des réfugiés, situation morale et matérielle.

13 [novembre]. Le temps est mauvais. On réquisitionne alors des chevaux.

14 [novembre]. Un agent de la police secrète et le frère de de Maudh’uy s’amènent. On me demande des renseignements sur M. Dumont de Beaurains, ce monsieur parait louche. Je l’ai vu à Avesnes, joliment maigri. Une enquête a été également faite sur d’autres personnes. C’est Delemott et Bauchet qui sont les inquisiteurs. Ils font fausse route lorsqu’ils soupçonnent Hanot.

15 [novembre]. Il gèle ; il pleut ; il neige. Mme Dauchez me fait faire une lettre pour son mari à M. Paradis ; que fait donc Quillot ? Les Boches bombardent Marœuil et Mt St Éloi.

18 [novembre] . Je vais toucher mon mandat et les bons d’assistance. Je rencontre Ringeval, […], Lequette, l’instituteur de Roclincourt. Est-il vrai que les Boches se sont rendus à Beaurains, que votre artillerie a bombardé les chateaux de Lignières, Pagniez et Lequette pour déloger l’état-major allemand qui y faisait bombance. Est-il exact qu’on prend les noms des réfugiés et que la classe 14 est divisée en 1ère ligne de feu ? Stéfanelly père est incorporé à Tulle ; ses 2 aînés ont été dirigés sur Clermont-Ferrand et Madame dans l’Eure et Loir.

19 [novembre]. On craint une poussée allemande sur Arras ou sur Doullens ; il neige. Le 13e, Bussard rejoint d’autres régiments dans la plaine de Berneville, mais ce n’est qu’une démonstration ou diversion.

21 [novembre]. Bauchet va au charbon à Tincques.

22 [novembre]. Il gèle fortement. Nous voila partis à Villers-Brûlin par Blavincourt, Lignereuil, Givenchy, Manin, Izel Berles. Monchel et Villers-Brûlin. Ce sont d’abord des reproches… que j’attendais ; viennent les explications. Les allemands étaient à Villers le 21 [septembre]. Les Français ont été chassés par surprise et le village a été bombardé. Nelly et Lucile ont été suppléantes à Calais pendant le mois d’octobre. André a son brevet de conducteur d’auto. Pierre est sergent instructeur de la classe 14 au camp de la Courtine. À Villers-Brûlin loge ce qui reste du 41e de ligne, régiment très éprouvé au combat de Neuville-Vitasse et de la Targette. [?] gendarmes sont également là, pour la police ??? L’école est remplie d’éclopés ; 24 brancardiers s’en donnent à cœur joie dans la Mairie. C’est l’occupation militaire dans son plein. Nous couchons tous les 7 à l’extrême droite ; on fend du bois dans la classe à 2h du matin.

23 [novembre]. Le temps est neigeux ; nous repartons à 10h. Eugénie a remonté notre garde-robe. Un bonjour en passant au Bar aux Boulets, à Marie-Louise à Givenchy. Un ordre s/préfectoral enjoint aux immigrés de 17 à 48 ans de partir sur Montreuil, Bourbourg, Amiens. Les femmes peuvent se diriger sur Rouen. C’est plus qu’il n’en faut pour m’inciter à f.. le camp. Je suis très surexcité, car je sens bien que nous ne sommes pas au bord de nos peines.

24 [novembre]. Il dégèle. J’expose ma situation à l’Inspection académique. Le Curé m’envoie 4 pélerins. A Rocourt, toujours, le 13e hussards. Les bouchers sont renouvelés en partie. La Croix- Rouge est installée aux chateaux de Lignereuil et de Givenchy. A Izel, spahis réguliers. À Berles, parc de ravitaillement d’Artillerie.

25 [novembre]. L’ordre sous préfectoral s’amène. Je vais à Avesnes. Accart pérore. Lefrère est convaincu, comme moi, qu’il n’y a plus rien à prétendre à Beaurains. Les femmes ne sont pas convaincues. Elles espèrent toujours rentrer et faire du café en arrivant. Le brigadier Delval donne la note juste. Mme Legrand n’est plus si confiante. Tous les réfugiés qui doivent passer le Conseil doivent se diriger vers Montreuil et Bourbourg : c’est loin. Les familles ne peuvent être évacuées gratuitement si elles sont admises à séjourner dans l’arrondissement.

26 [novembre]. Brouillard intense et froid. Je vais porter des prises à la briqueterie. Plomb m’invite à monter avec lui pour aller acheter des galoches à Sus-Saint-Léger. En route, je rencontre Martin et Berthe. Je descends et je les accompagne jusque Sombrin, chez Allart. Ils sont ainsi au courant de ce qui se passe. Je les quitte au chemin du Warluzel.

27 [novembre]. Le Petit Parisien présente un article sur le 3e bombardement d’Arras. C’est un superbe coup de brosse à ces messieurs Préfet et édiles arrageois. On fait beaucoup de réclame pour les [quelques] vieillards caduques qui s’obstinent à ne pas vouloir quitter l’hôpital St Jean. On ne parle jamais des réfugiés, des évadés, des évacués, des rougueux ! Alors que je devise gentiment avec Berthe Héroux à 11h1/2, j’apprends que les SAx doivent se présenter à Saint-Pol, devant la [commission] de Réforme, à 1 heure. Je fais mes préparatifs. Le Maire Capy me signe un certificat comme quoi j’ai été prévenu trop tard. J’en profite pour emmener ma famille avec moi et à 1 heure avec Gustave, nous quittons, dans les pleurs, Delevery, Bauchet, Deteuf. Je règle la pension : 120 francs. J’arrive trop tard. Par une action d’éclat, le commandant de recrutement consent à prendre copie de mon fascicule. Une séance de cloture aura lieu prochainement ?? Bar aussi est arrivé trop tard. Donc, on me préviendra tout de travers ; le Lesieux Jules, instituteur à Grand-Rullecourt n’est autre que le frère Léon de Calais qui, lorsqu’il recevra une communication, ne me l’enverra pas et dira « ah ! On la trouvera toujours ». Oui, on me collera dans le service armé, comme bon absent… Le hasard a probablement bien fait les choses. Si j’étais arrivé à l’heure à Saint-Pol, j’eus peut-être bien été versé dans le service armé ; j’ai gagné du temps, car je ne passerai le Conseil qu’à Jarnac, le 21 juin. Mais d’un autre côté, cette situation irrégulière restera telle qu’elle jusqu’au 14 septembre 1915 ; la fin de la guerre dira si j’ai toujours eu le filon car, en somme, j’ai toujours bien passé. Nous arrivons tous les cinq à Ostreville, la nuit, par pluie ; le hasard a voulu qu’on nous laisse passer à Calimont sans laissez passer. Grand-mère veut tout porter et traîner Julien. On échoue, c’est le mot, chez Leprêtre ou l’on nous loge pour la nuit après avoir dit bonsoir chez Léonce, chez Lardé et chez Perry.

28 [novembre]. Nous voici à La Thieuloye, chez la tante Angèle. Louise est partie voir son mari, à Dunkerque. On s’arrange. Nous demeurerons dans le fournil où nous ferons notre cuisine à part. C’était le meilleur parti à prendre. Nous avons là un avantage marqué sur Rocourt ; nous sommes chez nous, et nous pouvons tout au moins raccommoder nos loques. Ma femme regrette Rocourt ; le poêle va plus ou moins bien et elle doit faire la cuisine, etc., etc. ; évidemment aussi, elle ne plus trouver la table mise et gagner sa croûte, mais nous ne pourrions pas non plus toujours rester chez Deleury.

29 [novembre]. On va désormais à Saint-Pol, avec un laissez-passer en règle. On trouve du lait chez Meurisse, du pain chez Destrehem, du charbon chez Cornu ou chez Bara.

30 [novembre]. Le voisinage d’un centre est très pratique. Nous voila encore à Saint-Pol, malgré le très mauvais temps pour faire ses emplettes. Là, on peut retirer de l’argent de la caisse d’épargne et toucher des coupons. 1er [décembre] St Éloi. Les coutumes locales sont négligées. Ici, les deux Gavory sont tués. Le soir, on va à Monchy-Breton, chez la belle-mère de Caron, chez Basquin et chez Robail. Il y a là dans le village 59 réfugiés. L’instituteur les aide et les protège.

Décembre 1914

2 [décembre]. Je rends visite à Buire dans sa classe ; le local est trop petit, mal bati, humide, poussiéreux. Il n’y a pas moyen d’y caser ni Jean, ni Julien et je ne puis non plus y faire classe. Je vais à Ostreville chez Thellier E. chez Collier et chez Léonce ; il est visible qu’on s’intéresse encore à moi et qu’on eût voulu me savoir resté. Me Taffin, avec sa sœur, loge chez Mr Collier. Le soir, souper en famille, chez Buire.

3 [décembre]. Retour à Ostreville : on dîne chez Dupuis Béal. Le bonjour chez Herbet ; Melle est suppléante à Valh[…] ; Gaston est au bois de la Gruerie : c’est un très bon soldat.

4 [décembre]. Il faut rester couché pour que l’on puisse réparer votre unique pantalon ; pantalon du beau-père Pierre, ainsi que le veston d’ailleurs. Jean n’a rien pour travailler. Rien à faire avec le fils de Théret. Les boches se concentrent sur Ypres et Arras, dit-on. Succès russe au nord de Lodz  ??? Les collègues Chopin, Phalempin et Bachelez d’Hermies ont été emmenés en Allemagne ; les reverra-t-on, comme on a fait de l’hôtelier D’Hermy ? Le général Joffre est décoré de la médaille militaire.

5 [décembre]. Malgré le mauvais temps, nous arrivons à Villers-Brûlin à une heure pour repartir à 3 heures. La classe est remplie de soldats ; la Mairie est occupée par ces messieurs les officiers et la cuisine par les cuisiniers. Eugénie est reléguée dans un coin de sa chambre. Grand père Découdu va s’aliter et c’est Flippe qui prendra les fonctions. Je reçois l’ordre d’écrire à Émile ; je ne me suis pas dérangé pour Mme Ernest Cailliez à Rocourt c’est exact ; il ne me plait nullement d’étaler ma misère devant out le monde. On en conclut que je fais tout pour me retirer de la famille. C’est une flèche décochée à ma femme qui, on le sait bien, subit toujours l’influence de sa mère, influence qui s’est toujours manifestée et qui ne disparaîtra sans doute jamais, totalement du moins ; il ne peut guère en être autrement.

6 [décembre]. Nous recevons l’ordre de passer devant la [commission] de réforme, ordre militaire. L’ordre est impossible à exécuter. D’où contre-ordre : les classes 15, 14, 13 devront se présenter. On fait la rencontre de Basquin à Orlencourt.

8 [décembre]. Nous progressons vers Vermelles. On creuse des chemins pour amener la grosse artillerie. La France du Nord nous dit qu’on peut retirer ses correspondances en retard au bureau central de Boulogne. J’écris à André et à Émile ; enfin ! Le collègue Robail me prête [quelques] manuels et [quelques] cours qui vont me permettre de faire travailler mon fils. L’emploi du temps est tracé. La matinée est réservée à l’étude ; l’après-midi à la promenade et le soir à la lecture. On se procure le Petit Parisien, la France du Nord.

10 [décembre]. Mauvais temps ; alors rien à signaler, dira l’officiel. On dit des services pour les premières victimes : J. Bte Candelier. Charles Hoguet est décédé à l’hôpital de Châlons. Ma tante va aider Virginie à Averdoingt et Me Leprêtre vient dire bonjour ; la rue de Brias vit en meilleure intelligence. Mr Paradis donne l’adresse du maire de Beaurains dans le Télégramme.

11 [décembre]. Je m’ennuie ; heureux d’avoir 2 enfants qui travaillent sous ma direction. Les femmes caquettent en faisant la cuisine c’est monotone et peu intéressant.

12 [décembre]. On s’achemine volontiers sur la route de Valhuon jusqu’au passage à niveau, là où le 33e et le 73e évoluaient il y a 2 ou 3 ans. Un gros coup se prépare sur Lille ??? Allons à St Pol 1°pour passer le temps 2°pour faire [quelques] commissions 3°pour acheter des journaux. Les Russes abandonnent Lodz, mais attaquent Cracovie . Les Serbes refoulent les Autrichiens en Bosnie. Que vont faire l’Italie et la Roumanie ? Toujours l’exhibition des laissez-passer à la barrière de Brias et à l’entrée de Sain-Pol.

13 [décembre]. Ma femme va à la messe. Cette messe est réservée aux intentions des évêques qui demandent que les relations diplomatiques soient renouées. La question est soutenue par G. Hanotaux dans l’écho de Paris. L’avenir ramènera-t-il la paix dans les consciences ? Il y a peut-être trop d’indifférents et trop de curés intransigeants. Les habitants de St Nicolas ont évacué la nuit. Nous voilà partis pour Ostreville. Je cause avec MM Collier et Taffin. Paul est en Flandre ; il s’en est allé sans dire au revoir à ses parents et sa dame suit les conseils de Dausque qui fait congédier « Ch’dragon ». Toujours le même refrain, chez Béal ! Mme Bocquillon devait rentrer le 5 [octobre] à Brebières ; elles exercent à Croisette et à Héricourt, quand les locaux scolaires sont libres.

14 [décembre]. Les jours se suivent et se ressemblent. Chaque matin, c’est la réunion des femmes chez Louise. On lit les lettres reçues et on échange ses impressions.J’écris à Émile qui, ma foi, a écrit gentiment hier.

On appellera la classe 16 et la classe 17, dit-on !Du tam-tam pour la nuit, dit-on.

15 [décembre]. Le tam tam annoncé a brillé par son absence ! Des cantonniers auxiliaires, des inaptes, des évacués grattent le pavé. La Thieuloye est un village aux rues très boueuses ; par contre, l’intérieur des maisons est très propre. Le Ministre de la Guerre demande des S. Ax ; que diable me laisse-t-on ainsi moisir, alors ?

16 [décembre]. Les exemptés et les réformés passent le Conseil à St Pol. Les S.Ax qui n’ont pas passé seront pris comme bons absents ; c’est mon cas. Toujours le même fourbi et ce sera pareil pendant toute la durée de la guerre. Les classes 14, 13, 12, 11 sont incorporées de suite. Devigne, Julien Daussé, Ernest Cavrois sont pris « bons ». Lardé est dans les S.Ax ; Cailliez […], le Président d’une société de tir, réussit à se faire réformer ainsi que Poulain et le camarade Liébert qui a simplement un doigt de pied en moins depuis son enfance. Rencontré successivement Bar, sa famille, Gallet, Villette, Cottel, ceux de Rocourt, Grenu, Damiens. Bar ne sait sur quel pied danser ; sa femme le suit toujours et trouve que la vie est insupportable ainsi. On boit un verre chez Sécutier. Mon Villette me paraît un peu « abruti » ; il attendait mes ordres, lui a dit Hanot ; qu’ils se débrouillent donc. Bref, on commence tous à s’étonner, d’être encore là, sans emploi ! Moi aussi !

Bref, je fais mes commissions : boucher, cordonnier, épicier. La chicorée est devenue une denrée très rare. Le temps est bon ; nous rentrons pour souper. Les aéroplanes, biplans, monoplans réapparaissent. Le général de Maud’huy, toujours seul, circule dans les rues. On dit toujours que le gros coup va être donné cette nuit.

17 [décembre]. La séance de Conseil de révision continue à St Pol ; me voila reparti avec Jean. C’est toujours l’acheminement sur la grand’route, à pied. Les forestiers, les cantoniers auxiliaires réparent la route. De la grande borne jusque St Pol, on élargit le pavé de 2 mètres avec des haies d’arbre et des shistes provenant de La Comté. On enlève, dans les bas-cotés, tous les chemins d’accès dans les champs. Toujours des aéroplanes. Voici un Morane Saunier, l’appareil de Brindejone. Voila un monocoque. La séance de révision continue mais pas d’auxiliaires. [Quelques] prisonniers boches reviennent de corvée. Tous font bonne figure. Nos poilus commencent à porter l’uniforme bleu horizon et tous le même horizon. Je bois une chope avec Flanquart de Courrières ; on se remémore les Berlinguez, Bouchez, Desailly, Dufour, Carpentier, Pierre Baune , Lottin, Mastani Louis, Rigoulet, Flanquart Gaston, Sorriaux. Joseph Paulin est moribond à l’hôpital de St Pol. Louis Devisse garde la barrière de Brias, Boulogne est major à l’ambulance du Collège.

18 [décembre]. La S. Préfecture demande dans les Mairies la liste des auxiliaires qui n’ont pas encore passé le Conseil !! Le Maire le dit du moins. Notre progression se dessine sur Nieuport, Ypres et la Bassée. On bataille ferme le lendemain ; les aéros sont entourés de flocons de fumée noire. Le village de Saint-Laurent-Blangy est criblé d’obus ; mais nous reperdons les tranchées occupées alors que les boches les font sauter. Les Anglais sont à Neuve-Chapelle. La lutte est vive sur Maricourt, Mametz. Il est midi. Un cortège de prisonniers boches s’arrête en face de chez Bach pour boire de l’eau dans des boîtes de singes vides. Tous ont l’air martial, bien que jeunes pour la plupart. Ce sont des Prussiens, car ils ont le liseré rouge à la calotte. Les capotes sont recouvertes d’une boue jaunâtre.

20 [décembre]. On se dirige sur Ostreville. Nous allons chez Mouton, Gallet Leprêtre et Léonce. Chez Mouton, c’est toujours « le chien » qui fait principalement les frais de la conversation. Le fils « Paulin » est prisonnier civil en Allemagne. A Combles, comme ailleurs, on était confiant. Les allemands ne sauraient faire de mal à un Receveur d’enregistrement chez Gallet ! Le fils est fermier au Gueschart et la fille fermière à Œuf. Cela ne plait pas au père qui boit de dépit. Le bonjour en passant à Béal, à Dupuis.

On s’étonne de me voir encore là. On mange un morceau chez Leprêtre et on revient avec Louise et ses enfants. Ma tante est rentrée ; elle a ramené Simone et Claire ; nous voila donc 2 vieilles, 5 gosses et 2 femmes sous le même toit […] s’il faut déloger. 21 [décembre]. Il est lundi : il pleut et l’on se rend à St Pol, à pied. C’est l’habitude. On s’abrite donc derrière les meules. Nous voici cette fois chez Delalain, c'est-à-dire chez Mme Choisne. Très bien reçu : on dîne en famille. Grand-père Delalain a quitté Beaurains le dimanche. Sa femme et sa belle-sœur ont laissé aussi leur or. On fait le sacrifice des bâtiments et des meubles, mais on ne peut se résoudre à voir son or enlevé ou perdu. Il est convenu que MM. Paradis, Pot, Quillot sont partis un peu trop vite ; si on n’a rien caché dans la Mairie, ça va être drôle Si j’avais été là, on aurait tout au moins enlevé le budget, le Cachet, les ma[…] et cadastres et l’on aurait enfoui l’état-civil. Maël est dans les postes, à Casablanca. L’état major a quitté St Pol ; il se rend à moitié à Bouvigny, moitié à Aubigny. Nous rentrons sous une averse de neige. Le domestique de chez Cléty nous dit qu’il a été réformé au Corps sans être malade et sans le demander. Mercredi dernier, il a été réformé d’emblée sans se déshabiller alors que son voisin alors que son voisin, muni de certificats, a été pris bon. Ceci s’est passé en décembre 1914.

23 [décembre]. Temps froid, neigeux. On ramène 400 prisonniers boches. De quelle façon sont faits ces prisonniers ? Est-ce dans la mêlée ? Est-ce par surprise ? Est-ce au fond de leur trou ? Se rendent-ils de gré ou de force ? Ont-ils faim ??? Nous allons chercher des commissions chez Léonce. Chellier Émile m’apprend que Dausque joue au grand seigneur, qu’il favorise ceux qui lui plaisent, qu’il tourne le dos aux électeurs de Rodem, qu’il touche de l’argent des Maubeugeois ; il écrit contre la Garde ; il réglemente la délivrance des laissez-passer ; le système boche.

Le bonjour chez M.Collier. Mr Taffin est affecté. Un obus a éventré son arrière cuisine et sa domestique a reçu une balle de shrapnell dans le mollet. Les demoiselles Plaisant ont dû aussi évacuer ; tout ce monde est à Monchy-Breton, échoué, en attendant mieux. Le soir, causette chez M. Buire. Madame, comme beaucoup de femmes d’ailleurs, détourne la conversation quand celle-ci devient confidentielle ou épineuse. En temps de guerre, il est cependant permis de dire la vérité.

24 [décembre]. Canonnade sur Carency. Est-ce pour démolir encore les betteraves ou pour faire peur à l’ennemi ? Rentrée de la chambre : de très beaux discours. C’est le chien Auguste qui amuse le père et les enfants.

Noël 1914. Je vais à St Pol : j’achète [quelques] journaux, 1 paquet de sel fin et de chicorée (objets rares) et voila. Le hasard veut que nous rencontrions Omer Beaurain avec son char à barre, un cheval des mines, et sa famille. Les gendarmes l’ont fait quitter Barly, et il faut qu’il s’en aille bien loin, laissant là son attelage. Je le mène à la S. Pr : aucune réponse catégorique ; le S.P n’est pas là ; J’engage Beaurains à différer son voyage d’une journée et à « bazarder » son attelage en route. J’ai su par Drouvin qu’il avait rencontré M. Paradis le lendemain, et qu’il était allé à Tangny ; et voila un cantonnier de plus. Et voila le jour de Noël 1914.

26 [décembre]. Je rédige des lettres de nouvel an pour les soldats, lettres de circonstance. Personnellement je trouve que les militaires seuls doivent recevoir des lettres de ce genre ; les civils doivent attendre des jours meilleurs. Pourquoi souhaiter une bonne année, alors qu’on sait qu’elle ne le sera pas ; il faudrait trouver une autre formule que celle-ci toute sorte de bonheur que je vous souhaite ! Un homme, en temps de guerre, ne doit avoir pour devise que la suivante « Fais ton devoir ; advienne que pourra ! », les femmes, les bonnes vieilles n’ont pas cette mentalité !

27 [décembre]. Promenade à Diéval ; joli groupe scolaire. On ne va pas dire bonjour à l’abbé Bouttemy : on n’arrive pas à étaler sa détresse. Les Anglais sont à Lens, mais les Boches ont repris Vermelles et sont près de Béthune ???

30 [décembre]. Le temps redevient clair. Vite, à St Pol par Ostreville et le Mont. Le bonjour au Garde Duhautois, nous rencontrons Mr Taffin ; au même moment, un avion boche jette une bombe sur le pont St Michel ou à côté. Une mitrailleuse crépite. L’avion, très haut, fait demi-tour et s’en retourne tranquillement. Les notres sont bien là, mais ce ne sont pas des avions de chasse. Le boche pouvait bombarder à son aise, et de moins haut. J’achète beurre, fromage, sardines, savon, laine, lard, paté, galoches, peigne, journaux. La cousine Louise est ennuyée de ne pas avoir de nouvelles de son fils Fernand.

31 [décembre]. La situation demeurera inchangée jusqu’à la fin de l’année. Les Anglais ont effectué sur la Luxhaven, avec des croiseurs des destroyeurs et des hydravions. Ils ont lutté contre 2 zeppelins et des sous-marins. Le spectacle n’est pas banal, mais ne vaut pas une bataille navale rangée bataille qu’on escompte prochaine ??? Les on dit : Lens est dégagé. Les boches coupent les doigts et les lobes des oreilles pour voler les bijoux. On va employer la poudre Turpin ! En fait-on du bruit pour cette fameuse poudre. On ne l’emploie pas parce qu’elle est dangereuse pour les artilleurs et les populations civiles ??? La vérité c’est que nous avons des obus de 79 à la mélinite ; la fusée dans ces obus éclate avec l’enveloppe et la force explosive est considérable ; de plus, les gazs dégagés peuvent figer sur place tout être vivant qui les aspire ; ces obus échauffent l’intérieur du canon et déforment les rayures, ce qui fait qu’on ne les emploie que lorsqu'on tire dans le tas. Le général Joffre compte en finir dans 2 mois ?? Et Kitchener qui assure que la guerre durera plus de 2 ans. Celui là se rendait compte de la situation.

1915

Souhaits traditionnels en famille, mais seulement en famille et avec raison. Mauvais temps. Chaque soir, la retraite est à 8 heures ; ce qui n’empêche d’ailleurs pas les beuveries au cabaret. On va profiter de la guerre pour détruire l’alcoolisme ; il est bien temps. Supprimer la bistouille de l’ouvrier et du commerçant qui voyage sera chose difficile. On ne traite plus les affaires qu’au cabaret et l’on boit. Evidemment, il faut réagir : augmenter les licences, les droits sur l’alcool et supprimer le privilège des bouilleurs de cru, limiter le nombre des cabarets ; chez nous, dans le Nord, ils abondent, signe qu’ils font leurs affaires. Dans la Charente et dans un joli site comme Rancogne, on a peine à se faire servir un verre de vin chez le bistro, marchand de tabac. Un estaminet à Marillac, un seul pour Taponnat ; il faudrait cela chez nous, où non seulement les cabaretiers sont des empoisonneurs publics mais aussi des brouilles-ménage et des électeurs influents.

En guise d’étrennes, je reçois les 2 lettres écrites à ma femme il y a 3 mois ; où il est alors démontré que je tenais à voir ma femme et mes enfants partir de suite pour Villers-Brûlin ; grand’mère serait restée et aurait gardé la maison. 5 Janvier. A St Pol - Beaucoup d’autos, beaucoup d’estafettes. La bocherie bombarde Louez-lès-Duisans et Beaumetz ; donc elle ne recule pas. Les territoriaux réparent les routes. Les Anglais amènent des renforts. La classe 16 sera appelée en fin mars, si besoin en est … Pour sûr.

Les facteurs n’ont plus le droit de vendre des journaux. Il faut se contenter de voir manœuvrer une section d’alpins dans la plaine. Louchet vient dire bonjour ; tout en buvant la bistouille chez Meurisse, Louchet me met au courant de la situation à Ostreville ; Mon Dausque a trafiqué avec les Maubeugeois ; il n’est pas capable de rendre ses comptes. Le Percepteur et le s/préfet sont au courant de la question. La question de ne pas oublier l’allocation à Me Hoguet est aussi sur le tapis.

Grand-mère Taquette touche ses bons d’assistance selon le bon plaisir de Dausque.On ne délivre des laissez-passer que de 7h à 8h du matin et de 1 à 1 h 1/2 le soir. Ordre de l’état-major Dausque.

Passeport, (Madame est sa soi disante maîtresse) touche ainsi que Duhautois Édouard parce que ce dernier a des dettes dit Dausque. Il s’est plaint du Garde à la s/Pr, a fait congédier ch’dragon a défendu au garde d’aller chercher des pommes chez Marguerite. Il fait des bons de charbons ; il signe des laissez-passer. Bref, lui et Gallet, ont reçu un blâme, sur l’initiative de Louchet convoqué, lui, à 9h ½ du soir au lieu de 9h1/2 du matin. En revenant de chez M.Bruire, le soir, je prends un bain de pieds en règle pour traverser la route.

8 Janvier. Evidemment, il est drôle qu’il y ait, comme moi, des fonctionnaires à ne rien faire ! Mais qui puis-je ? Ma situation militaire n’est pas réglée et ma situation civile est fausse. Et ma situation matérielle : on n’en parle pas. J’ai pris le parti de rester dans mon fournil et de prendre le temps comme il vient. Nous ne sommes pas envahis par les troupes, comme à Averdoingt, Bailleul, Chelers, Villers-Brûlin et Tincques.

10 [janvier]. Nous dînons chez Louchet en revenant de Saint-Pol, et entrons chez Collier le soir. Il est convenu que Gallet n’est maire que de nom et qu’il est mené par le Maire du palais Dausque. Au surplus, tout tourne au comique puisque le Maire Dausque envoie demander à Louchet la permission de signer … un bon d’accouchement. La canonnade continue sur Arras et sur Béthune et l’on commence la guerre de sape et de mine. Une compagnie de cyclistes revient de Calonne ; elle est en piteux état physique du moins. Nos braves poilus à Berthonval sont dans l’eau jusqu’au ventre ; on ne peut plus y séjourner et cependant il faut veiller. Les diables bleus repartent pour les Vosges, parait-il. Mais que fait donc notre 1er corps ? Le Petit Parisien n’en parle jamais. Chez nous, ce sont des Charentais, des Limousins et des Bretons principalement.

Je retourne à Ostreville ; comme je ne vais jamais au Café, j’ai garde de parler du Maire à qui que ce soit. On ne m’accusera pas de venir semer le trouble, la division.

15 [janvier]. L’inspecteur Mercier demande enfin la liste des instituteurs évacués. Une séance de Conseil de Révision doit avoie lieu à Aubigny, le 10 février, pour tous les exemptés et réformés de l’arrondissement d’Arras nous envahi. Je dîne avec le collègue Caron. Il est démontré que l’ordre d’évacuation a été mal donné, mal interprété. Des fonctionnaires comme Taille ont dû rejoindre leur poste alors que Mmes Boucy, Bocquillon, Desplanques ne l’ont pas bien fait. Il eût fallu empêcher l’investissement de Lille, de Lens, d’Arras. Les journaux ne disent pas la vérité, pas plus en France qu’en Allemagne. On ne [parle] que très peu de l’invasion ; cependant elle existe et l’autorité a bien soin d’envoyer les réfugiés dans toutes les directions et de les clairsemer. Impossible ainsi de se grouper, de s’entendre. Il existe bien à Paris un journal « le journal des réfugiés » ce journal donne surtout des adresses et des faits divers. Il faudra bien, après la guerre, parler plus que jamais de la question sociale et de la solidarité nationale. On d[…]be parfois sur le gouvernement qui n’a pas su prévoir l’invasion de la Belgique et qui a sacrifié le Nord.

16 [janvier]. Les Allemands remportent un succès marqué à Crouy près de Soissons ; ce succès n’aura aucune répercussion immédiate, car il ne sera suivi d’aucune autre conséquence. Un prisonnier boche s’est enfui à travers champs profitant d’un embarras d’autos. On l’a rattrapé à Catherinette, mais là il se trouvait en compagnie d’un artilleur français ; un complice ? Arrêtés tous les deux. Avance boche sur Carency ; avance française sur Blangy. Le jeu de la navette, en somme.

18 [janvier]. À Saint-Pol ; on a l’air de se promener toujours. Le temps est très mauvais. Louchet me dit que Dausque est allé de suite porter […] à la poste de St Pol pour les Maubeugeois et qu’il a fermé sa classe pour cause de maladie. On mange chez Leprêtre. Louise a été voir son fils Fernand, à l’hôpital de Dieppe le « bleu » avait les pieds gelés. De l’artillerie de campagne passe chez nous et les autobus reviennent du front. Les régiments opérant sur Ypres et la Lys vont être remplacés par des contingents anglais. Le secteur d’Arras est réservé aux nôtres ; on s’en félicite. On ne méprise nullement les Tommies, mais on préfère les poilus puisqu’ils sont d’abord plus aguerris. C’est ainsi qu’arrive à [[La Thieuloye}}, le 53e d’[Infanterie] de Perpignan, venant de Ypres [barré] Morbecque et allant cantonner à Frévillers.

Le haut du faubourg Ronville et Mercatel sont rasés, d’après Mme Sauvage. Il ne restera rien chez nous ; il ne restera rien chez nous ; il ne restera rien chez nous ; il ne restera rien là où il faudra déloger les boches ; il restera un peu [quelques] chose là où ils auront à décamper vivement. En attendant ils essaient de prendre Arras ; ils s’avancent par quatre, jusqu’à la Grand’Place. Prévenus, nous étions sur nos gardes. Heureusement le 9e d’[Artillerie] qui avait défendu Beaurains revient d’Ypres et va cantonner à Izel-lès-Hameaux. Les chevaux ont beaucoup souffert, beaucoup plus que les hommes dont le moral reste bon. Très peu de maladies contagieuses et courantes. L’hygiène a fait des progrès, et le gros de l’armée et du public d’ailleurs s’en soucient bien peu : on devient ainsi plus résistant, plus réfractaire, probablement. Il appartiendra sans doute à la classe 15 de rapporter d’Allemagne de glorieux trophées, écrit Jean à André. Hélas ! Bien peu de ces jeunes verront le succès final.

21 [janvier]. Un réfugié à Pernes a été arrêté comme espion ; c’est plus qu’il n’en faut pour décider les autorités compétentes à faire le recensement desdits réfugiés dans chaque village. Un beau matin, un auto s’arrêtera à la porte de la Mairie et en route… pas pour Berlin mais pour la gare de St Pol et une destination inconnue. Une affiche blanche «Les exemptés de tous genres et les réformés des territoires envahis doivent se faire inscrire la veille au chef lieu de canton et à la Mairie, là où ils doivent passer devant la [commission] de réforme ». J’irai donc à Aubigny. On règlera enfin sa situation ! ??

23 [janvier]. On se borne à des duels d’artillerie. Je crois bien que chacun masque son infériorité et son manque d’organisation par des tirs d’artillerie qui démolissent au hasard. Promenade par Bajus, Ourton, la Crincône, Houvelin, Magnicourt et Rocourt.

24 [janvier]. 500 chevaux et artilleurs du 9e reviennent d’Ypres. Ils sont bien heureux de se retrouver en France. La vie est trop chère en Belgique et il y a trop d’espions. Les généraux Léman et Bertrand ont seul soutenu le Roi et l’honneur national. Mme Dhollande Roux nous apprend qu’elle était garde-barrière à Dainville, et qu’elle est partie ayant tout laissé. Mr Paradis loge avec sa famille chez Leroy à Tangry. Ses demoiselles vendent de l’épicerie comme Mr Pot d’ailleurs. On dit que les nôtres occupent Beaurains. Mon Villette est allé jusqu’au pont d’Achicourt, déguisé en fermier il a encore […] les maisons de chez Dauchez et de chez Matthieu. On est sans nouvelles de Triot, de Lemaître Raymond, de Mme Souillard et de sa fille. Notre artillerie a démoli le clocher et la cheminée de la briqueterie le 1er servait d’observatoire ; la 2e de [point] de repère.

Lundi 25 [janvier]. Toujours à St Pol pour prendre l’air, et les commissions. Nos territoriaux entretiennent les routes. Les garde-voies sont remontés jusque Bruay et Béthune. Trois généraux se promènent dans St Pol. On laisse les réfugiés tranquilles. Tout cela nous rassure un peu. Une pause avec Drouvinchez Lefelle. Grégoire est à Paris avec sa famille ainsi que Cocquelet. Blondel Leloir est sans ressources. Ronnel est à Bouquemaison. A Fosseux, Lucas et Houilliez sont cantonniers. Bray à Barly Villette, les 2 Anthymes à Le Cauroy ; avec l’argent de leurs moutons ils auraient pu faire du commerce.

26 [janvier]. On construit un champ d’aviation au bois de l’Abbaye. On a un hl de charbon, on avance le poèle et on gèle un peu moins dans le fournil. Le journal signale Ger[…]re, Lobbedey, Delseriès, Mathon, Rohart, Mlle Marie, Quignon, Proteau Godefroy, Lacroix, Latour, Bessac à l’Ordre du jour pour héroïsme civil : il y a lieu de retenir ces noms, sans faire de distinctions de partis.

27 [janvier]. Les réfugiés demandent l’allocation laquelle ils ont droit. Mme Leleu réclame en ce sens à M. Paradis. Son frère gagne sa vie à Paris avec sa famille. On appréhende de bouger plus loin, puisqu’on espère toujours rentrer. Est-il exact qu’un train blindé boche soit arrivé à Béthune en criant « Kalais » notre artillerie a répondu et Guillaume, pour son anniversaire, a endossé un nouvel échec, à Arras, à Ypres et à Craonne.

29 [janvier]. Les Voisin, les Farman, et plus tard les Nieuport et les arrivent chez Boutin. Nous voila partis pour St Pol ; sous prétexte que le facteur a dit qu’il y avait de bonnes nouvelles. Le communiqué est bon en effet, mais au retour, comme notre laissez passer n’a pas été visé par la prévoté, nous sommes arrêtés par un lieutt patrouillard ; un dragon nous ramène à la Mairie ; j’attrape le savon, mais comme il est 4h1/2, on nous relâche. On cause avec l’estafette et la sentinelle ; elles étaient sur Arras le 3 octobre.

Dimanche 31. Il neige. Je suis nommé instituteur intérimaire à Frévillers. Tant mieux. Le mauvais temps fait que je ne vais que jusqu’à Monchy. Le 15e d’Albi s’amène. Les réfugiés ne savent sur quel pied danser. Si vous voulez toucher, dit le Maire, vous partirez ; au surplus, ils ne touchent que la moitié. Ceux qui rendront l’argent touché pourront rester. Les esprits s’animent avec le Maréchal de Neuvireuil, le domestique de chez Mercier de Lens, de Marquilly et de Vitry. 1er Février. En route pour Frévillers. Nous montons la côte 172. Le général Joffre vient justement de distribuer des décorations nous arrivons ¼ d’heure trop tard. Je pénètre dans la classe et je refais connaissance avec Mlle Gouillard que je remplace. Le Maire, M. Averlan, est un républicain connu. Mme Delamotte n’est pas d’accord avec Mlle Gouillard pour le traitement de Secrétaire de Mairie. Personnellement, je ne toucherai rien, mais je ne paierai rien de ma pension chez Averlant quand je partirai. Je n’ai pas de logement et ne sais même où manger. Faut pas se la faire. Le collègue Legru, étant reçu dans les mêmes conditions à Béthonsart, refuse net lui. J’aurai pu en faire autant.

2 Février. On va incorporer les auxiliaires qui ne sont pas en règle : je me fais donc inscrire, pour la 4e fois, avec force détails mais tout cela ne servira à rien ; l’administration militaire ne transige jamais. J’arrive à Frévillers, à 8h1/2, crotté, mouillé comme un barbet. Je réclame du charbon et du feu. Mlle Gouillard ne cède le reste de ses fournitures et me cède la place au bureau sur une vieille chaise branlante et dépaillée. Je fais connaissances avec mes élèves et je suppose que c’est le jour de la rentrée. Ces demoiselles sont animées d’un beau zèle, mais leur enseignement n’est jamais à la portée des enfants ; elles ne voient qu’une chose ; suivre l’emploi du temps et les nouveaux programmes ; on se lance alors dans des leçons comme celle-ci : la fusion et quelle leçon ?

Midi : je ne trouve ni un morceau de pain, ni une allumette. Le Maire me rencontre : il m’emmène dîner. Il me conservera ainsi chez lui pour l’aider dans son secrétariat de Mairie, mais il n’arrivera pas à me faire coucher chez lui, sauf une fois où l’on couche à 4 dans la même chambre et où je me réveille lorsque Mme crie, assise sur son matelas : ça roule. En effet ; çà roulait sur Louches.

Mme Delamotte consent tout de même à allumer le poèle pour quand j’arrive mais la fine m[…]che ira au charbon de l’école ! Je vais souper et coucher à Villers-Brûlin ; la sœur me reçoit fort bien, mais elle est joliment déballée depuis qu’elle a appris que son mari était parti au front. Le 53e d’[Infanterie] loge à Frévillers et à Villers-Brûlin. Les autobus emmènent des hommes pour faire des tranchées. Les demoiselles Blondel Montigny de la rue de la Madeleine sont toujours là et l’on couche six dans la même chambre.

Le lendemain, j’ai attrapé mon premier rhume et le soir je reviens à La Thieuloye. On fait table avec des lignards de Castres, des disciples de Jaurès. Par hasard, Jean déniche dans « le Journal » une photo de l’entrée d’un village du front : c’est sûrement l’entrée de Beaurains. La maison de Féron est toujours debout, mais je ne distingue rien de celles du Garde et du boulanger. Jeudi Jour de repos. Je contrôle le travail de Jean qui prépare le brevet, à tout hasard. Ma femme s’arrange au [point] de vue pécuniaire : 20f tous les 3 mois. Le fournil est débarrassé de ce qui pendait au plafond. Le soir, réunion dans la grande chambre avec les 7 soldats d’Albi ; on reçoit en échange du bon accueil [quelques] vivres ; il faut bien avouer qu’au front, le militaire s’arrange avec le civil. Quel gachis lors d’un départ subit ! On en ramasse des cartouches, des chemises, des bas, des chaussettes, des boites de singe , des tricots, des caleçons, des flanelles, des mouchoirs.

Le mois de février se passa ainsi en allées et venues, de La Thieuloye à Frévillers et vice-versa de Frévillers à Villers-Brûlin. Je ne suis pas toujours de bonne humeur. C’est le Colonel du 53e qui refuse de m’accorder un laissez-passer permanent ; ce sont les sentinelles qui m’arrêtent après 6h du soir et me conduisent au poste, c’est Eugénie qui fait trop voir que tous les hommes devraient être au front comme son mari, ce sont mes allées et venues par des temps plus ou moins mauvais, c’est ma situation d’instituteur qui veut que je sois constamment dans le cabaret d’Amerlant pour faire du secrétariat de Mairie, c’est la situation des réfugiés qui commencent à être traités de « bêtes noires » comme à Tincques, ce sont les réflexions décochées à mon adresse par les soldats etc, etc ; j’en ai assez de cette situation fausse.

Les 10, 11 et 12 je vais à Aubigny ; je me démène et j’en suis toujours au même point ; on dira encore que je ne me suis pas dérangé. Le 10, je parcours 95 km, pour me faire inscrire chez le Collègue Randoux. Obsédé par les observations de la sœur je reviens à La Thieuloye avec Jean.

Le 11, je vais en voiture avec Averlant par Béthonsart et Mingoval. Je dîne à l’œil, chez Me Podevin, sœur de Barbier. La classe 16, seule, est visitée et je reviens coucher à Frévillers. Le 12, encore la classe 16 toute la matinée. Je mange chez Averlant avec Chabé de Wanquetin et l’instituteur Beaumetz que je reverrai plus tard à Jarnac, sans intimité, toutefois. Entrevu Astina, celui, de Roclincourt, des adjoints d’Arras. Il est prouvé que nos officiers ne respectent pas plus les papiers de Mairie que les boches et que, uniquement, par esprit de parti, on fait classe à Arras dans les caves.

Boutillier, me dit-on est décédé lors de son 2e départ d’Arras, en arrivant à Arras. Sans doute l’impression et affection cardiaque. [Quelques] réfugiés, tout de même, quittent Arras : Ex : Mme Bourdon. Il est prouvé que toute « la chique » reste à Arras, quitte à ramasser ce qui reste dans les maisons abandonnées à faire bombance.

Bref, après force dérangements du camarade Randoux, et malgré l’assurance de pouvoir être visité, assurance donnée par Mr Gerlivre, quand j’arrive devant le Major, je m’attire cette réponse « Veux-tu bien te sauver ; je ne visite pas les auxiliaires aujourd’hui » évidemment ; la bureaucratie de la Préfecture soutenait d’abord, qu’aucun Réfugié ne devait passer. Zut ! Je ne bougerai plus. Et je rentre crotté et mouillé comme un barbet, et maintenant voyons que les vacances de Carnaval amèneront de bien neuf.

15 [février]. Il est convenu avec l’Inspecteur que j’ai droit à un logement à l’école et que c’est au Maire de me le procurer. Mme Delamotte est partie ; son logement, sauf sa cuisine est retenu par les officiers : je puis me brosser ; je resterai donc à Frévillers jusqu’au 15 Mars, quitte à faire constamment la route de Frévillers à La Thieuloye ou à Villers-Brûlin, à pied et par tous les temps. Un beau jour, je trouverai ma classe occupée par un poste de secours ; alors, je ne ferai plus que du Secrétariat de Mairie. Les vacances de Carnaval se passent le lundi à St Pol, le mardi à Villers-Brûlin ; toujours les promenades ou plutôt les sorties pour tâcher d’apprendre un peu de nouveau ; mais c’est toujours la même chose. Le génie a fait sauter la maison toute neuve de Mme Sauvage et le paquet de chez Delalain ; cela a permis de démasquer un peu les boches et de « démolir [quelques] tranchées allemandes à Beaurains » dit le Communiqué. Donc, les boches sont encore chez nous. Le dimanche, c’est généralement l’ennui. On se cause entre réfugiés (Concierge d’Aix-Noulette, mineur de Liévin, le marchand de journaux, domestiques Mercier, maréchal de Quiéry-la-Motte). On cause aussi aux soldats. Le lundi, c’est le marché de St Pol, les rencontres habituelles (comme M. Delalain, fils qui dit carrément la vérité) les commissions habituelles et le retour habituel par Ostreville avec un bonjour chez Louchet et Léonce.

À Villers-Brûlin, c’est plus gai qu’à La Thieuloye. On est mieux logé et la sœur est devenue plus accomodante. Ces messieurs les Officiers boivent le champagne, et il n’est pas rare de fraterniser avec eux. Le 21e [régiment d’infanterie] est remplacé par le 21e [bataillon de chasseurs]. Les réfugiés sont de plus en plus tracassés.

Un beau matin, un autobus s’amènera à 7h1/2 ; à 8 heures les réfugiés touchant l’allocation sont partis avec leurs baluchons : destination inconnue. En Algérie ? peut-être bien.

3 Mars. Ma femme et les enfants sont à Villers-Brûlin pour 15 jours ; voila qui est beaucoup plus pratique et je n’ai plus que du secrétariat de Mairie à faire.

Eugénie part voir son mari à St Astier ; elle rentre le dimanche 14.

1[…] Mars. Je reçois un ordre d’appel ; le recrutement m’appelle comme si j’étais classé dans le service armé au 5e […] à Jarnac. Me voila donc à mon tour parti pour rejoindre mon corps, avec le calme et le courage qui seyent en pareil cas. Je prends donc le train en gare de St Pol le mardi 16 Mars à 5h. du soir ; j’arrive à Jarnac le Vendredi 19 Mars à 8h du matin, et je suis incorporé à la 24e Compagnie avec […] copains du Nord et du Pas-de-Calais, des régions d’Armentières et d’Arras principalement.

Je resterai à Jarnac du 19 Mars au 31 Juillet. Pendant mon absence, ma femme recevra 81 lettres. Voici le résumé de ce qu’il se passe de saillant à La Thieuloye. Ma femme passera son temps à coudre, à jardiner, à faire des commissions et à m’écrire.

Grand’mère fait la cuisine et reprise des bas.

Jean sera tantôt à Villers-Brûlin, tantôt à La Thieuloye. Il préfère Villers-Brûlin, où il vit en bons termes avec les Officiers et les soldats qui logent à l’école. Il construit des tranchées avec Félix, monte en auto et fait un peu de photo avec Mr Brin. Julien finira par aller en classe après Pâques ; le reste du temps, il joue avec François, avec Sophie, Louise, Henriette, Alphonsine et la petite Hélène. Le principal passe-temps consiste à aller voir évoluer les aréoplanes Caudron, Morane, Voisin, Rep, Farmon sur Ch’Cray. On parle toujours d’attaque prochaine ?! Les fantassins ont la nouvelle tenue bleu horizon sauf le casque. Les cavaliers sont transportés en autobus aux tranchées et font ainsi le coup de feu ; les chasseurs d’Afrique et les dragons se signalent particulièrement. Loge successivement à La Thieuloye le 15e Ch. A cheval (Chalons), le 47e d’[infanterie] avec la nouvelle tenue (St Malo), le 13e du Train des Équipages (Clermont Ferrand), le 54e [d’artillerie] (Lyon). Le 29 Mars passe un millier d’autobus Berliet et White avec le 37e d’[Infanterie] (Troyes), le 66e (Tours) le 135e (Angers), les 8e ( ? ) et 3e Zouaves (Sathonay), le […] Loge à Ostreville, le 29e [d’artillerie] de 90 ( ? ), […] le samedi 1er Mai, passent le 90e […] (Magnac Laval), le 7e hussards (Niort), le 13e Dragons (Melun) […] . Le 54e d’[artillerie] est toujours à La Thieuloye jusqu’au 10 Mai. En fin juin, logera le 10e train, des équipages 1 Compagnie, 2 [compagnies] du 5e (Fontainebleau) et 1 [compagnie] du 11e (Nantes).

Tout ce monde cantonne dans les patures à Sinot à l’entrée du village. La 5e [compagnie] loge dans le bas-fond de la pature Charles Roger. La 1ère [compagnie] du 11e est du coté de l’église et la dernière après la Chapelle. Quand il pleut, et il pleut souvent, les chevaux sont dans la boue et il faut les changer de place ; d’aucuns enfoncent dans le gazon, des briques, des pierres, des grés comme pavé ; d’autres construisent des hangars faits de branchages. La gare de Brias sert de gare régulatrice pour les approvisionnements. Les hommes couchent au petit bonheur dans les granges sur la paille ou sur une toile tendue sur 4 piquets.

À Villers-Brûlin

Jean est plus souvent à Villers-Brûlin qu’à La Thieuloye ; ma femme et Julien font la navette. Contournent successivement à Villers-Brûlin, le 3e [bataillon de chasseurs] à pied avec Martin et Duru (Langres), les 12e et 14e [artillerie] de 79 (Tarbes), le 57e et le 60e [chasseurs] à pied, (Brienne). Le 57e avait été à Beaurains ; ils ont ramassé le chariot de Ch’Goret. La Mairie sert de bureau au Cdt ; les mitrailleurs logent dans la cour de derrière. 6 saucissons et 2 ballons sphériques se détachent à l’horizon, depuis Souchez jusque Hébuterne.

Le dimanche 2 avril cantonnent les zouaves dans le village les turcos à Guestreville ; l’ambulance de la division du Maroc loge à la Mairie.

Le 5 Mai passent le 146e (Melun) et 97e (Chambéry). A Frévillers logent le 66e [d’infanterie] (Tours) et le 33e [d’artillerie] (Angers). On parle d’un gros coup depuis 15 jours, car on constate l’activité des avions et l’arrivée des renforts. Il faut d’ailleurs que la liaison avec les Anglais sur la Bassée se fasse sans heurts.

Le 6 Mai, fausse alerte.

Le 7 Mai, Villers-Brûlin, est sans troupe et le lendemain à 10h commence le fameux gros coup. Reprise de Carency de Souchez, d’Ablain-Saint-Nazaire, de la Targette, de Neuville-Saint-Vaast et du fameux Labyrinthe. Il est désormais convenu que cette attaque n’a pas réussi. Le général Joffre avait donné 2 jours pour avancer sur la Targette ; nos premières lignes mirent 3 heures pour culbuter les Allemands ; nos cavaliers allèrent jusque Brebières ; les renforts n’arrivant pas assez vite, la cavalerie fut prise et notre infanterie eut beaucoup de peine à se maintenir sur ses premières positions conquises. Somme toute, beau fait d’armes : prise d’une position fortifiée, mais sans portée sur la suite des événements ; la ligne de chemin de fer d’Arras à Lens la grand’route, les bois de Vimy et le bois de la Folie restent entre les mains de l’ennemi. Le 20 Mai, Villers-Brûlin est le siège du secteur postal 150. A Aubigny, deux pièces de 75 sont montées sur des camions automobiles, ainsi que 6 caissons ; 2 trains blindés sorte de gare. Un Taub survole Cambligneul. Le 282e d’[infanterie] (Montargis) revient de Carency.

Des séances de Conseil de guerre ont lieu à l’école. Le Maire de Bernicourt écope 15 [jours] de prison et 50f d’amende sa femme 150f d’amende pour avoir appelé « boches » 2 officiers français. Un [caporal] récolte un an de prison pour injures envers un sergent. Un chasseur d’afrique est condamné à 10 ans de travaux publics pour avoir donné un coup de couteau à un [maréchal] des Logis. 30 Mai. Le village est rempli de troupes revenant du front et de l’attaque du 9 Mai avec leurs trains régimentaires. Quel fourbi. Artillerie : 14e Tarbes, 20e Poitiers, 54e Lyon, 59e Vincennes 8r camp de Mailly 44e Le Mans 6e Génie Angers. 29e […] Laval 262e [infanterie] Lorient 97e Chambéry 159e Briançon [Chasseurs] à pied : 4e Brienne 42e Troyes 57e Brienne 60e Brienne 61e Langres 45e [artillerie] Besançon 37e [artillerie] M. Bourges. Une édition Campbell, à la date du 31 Mai, fait passer la ligne de front à Fampoux, Monchy, Wancourt, Mercatel, Courcelles, Achiet-le-Petit. Nous n’avons jamais eu connaissance de cette avance !? 7 Juin Un bataillon de grecs, volontaires, cantonne dans une pature. Le mois se passe, sans aucun fait saillant à noter. À Rocourt loge le 14e d’[infanterie] ; ce régiment a flanché à l’attaque du 9 Mai ; il a fallu tirer dessus. 14 Juillet. Le 246e Fontainebleau revient des tranchées, et le 204e Auxerre le remplace ; les artilleurs font bombance à Villers-Brûlin. En fin de mois, logent à Frévillers le 159e Briançon le 97e Chambéry le 83e St Gaudens le 57e Libourne le 60e Besançon le 159e Briançon le 37e Troyes à Magnicourt et le 5e Falaise et le 10e Fougères [Train] des équipages.

Le gros coup … n’arrive jamais. Il n’arrivera qu’en

À Jarnac. Voila le résumé des 81 lettres que j’ai envoyées à ma femme, durant mon séjour à Jarnac, du 20 Mars 1915 au 31 Juillet 1915. En route pour Jarnac. Le train à part en retard ; je me trouve dans le train en compagnie de plus ou moins gais lurons qui, comme moi, rejoignent leur dépôt. A Amiens, commence le fourbi. Il faut aller de la gare St Roch à la gare du Nord. Rien d’ouvert. Je déniche un litre de vin blanc ; je brise mon canif pour enlever le bouchon, et ensuite je brise mon litre encore plein, sur le macadam du vaste hall de la gare où nous sommes gardés et parqués jusque 1h du matin. Paris : 6h du matin. Je finis par dénicher le n°19 de la rue de la Chapelle et Léon[…]ie au 6e. Je déjeune. Je vais au devant d’Émile jusqu’à l’Institution et je ne pars que le lendemain Jeudi soir en gare d’Austerlitz, bien en forme, car je ne me rappelle nullement comment j’ai pris le train. Je me suis réveillé à Poitiers, en compagnie de dames. On m’a refait mon cache-nez ; on eût pu me refaire en entier. J’ai certainement bien dîné la veille, car j’ai la g.. de bois. Jarnac !

J’ai bien soin d’être très sérieux ; j’arrive au bureau de la 62e où je retrouve Magniez, Defermand et Lesnelle. J’ai une place de secrétaire sans plus tarder.

Le St Briot déclare que je dois rester dans l’auxiliaire jusqu'à nouvel ordre et donne ordre de ne pas m’armer. Le Major, après un semblant d’auscultation, me trouve bon pour le service armé, mais le Lieutenant me renvoie à la visite avec la mention : « Passé à la visite du 20 Mars, n’ayant encore passé devant aucun Conseil de réforme restant ainsi chassé dans les Sax, sera sans doute à présenter devant la Commission des 3 Médecins. Le Major ajoute en marge : Vu : proposé pour la [commission] des 3 Médecins ; et me voilà chair et poisson jusqu’au 19 [septembre] ; je ne passerai la contre-visite que le 19 [septembre]. Il aura ainsi fallu un an pour régler ma situation. On juge des appréhensions successives que j’ai eues. Situation irrégulière ! Quelle obsession, mais je me disais : Autant de temps de gagné et dans le militaire il faut se laisser aller tout en employant le système D à l’occasion. Première journée d’un troupier : 4 h du matin : une colique. La camoufle est éteinte. Il faut descendre un escalier plus qu’abrupt, traverser corridor, rue, corridor, bûcher ; heureusement qu’on a des allumettes ; -6h moins le ¼- Lever : on se désaque de son sac à viande à moitié engourdi, car on est logé dans un chais. On va faire ses ablutions à la fontaine voisine ; l’eau mouille vos chaussures. On a le jus pour la baie d’une fenêtre ; mon quart est troué et le jus est brûlant, si bien que je me brûle la langue pour avaler le breuvage.

À 7h, rassemblement place de l’église ; à 8h, Visite. On vous trouve bon et on vous pique le bras sans crier gare 1ère inoculation ; j’en supporterai ainsi huit, successivement.

10h. Aux pommes. 10h45. Soupe et rata. La viande n’est pas cuite et le cuisinier m’a flanqué une sale portion en disant : « Tiens ! […] t’as cher du gras ! »

11h. Lecture du rapport. J’explique mon cas au Lieutenant. J’ai des papiers heureusement. Le [Lieutenant] poussera la condescendance jusqu’à les présenter lui-même au Major ;

1h1/2. 1ère séance de vaccins contre la typhoïde.

On se figure que les boches vont reculer et que nous serons affectés au service de place !? La nuit, je me réveille à côté de ma couchette, sur les pieds du caporal. Quel beau rhume en perspective. Un copain, blindé, a lâché ses écluses sur la tête du voisin. Comme vêtements, j’ai un treillis neuf ; le pantalon est beaucoup trop grand, la veste beaucoup trop petite. Je reste donc en civil, avec un képi toutefois. J’ai acheté des godillots à Paris ; j’ai un paletot à Poyez et je me paie un pantalon gris boche en velours et des molletières à l’anglaise.

Je déniche une chambre : 30f. C’est très cher, vu que les sous-off. sont presque tous logés pour rien.

Le cuisinier flanque ma gamelle dans l’eau chaude sous prétexte qu’elle est graisseuse et le cabot trouve qu’il faut enlever ma paillasse parce qu’elle est tâchée ; il me demande si je n’ai pas une maladie de vessie. Zut ! J’ai un chez moi, mais c’est chose défendue. Aussi, je ne dors pas souvent tranquille, j’ai toujours peur de manquer à l’appel du matin et chaque nuit, je me réveille une demi douzaine de fois pour regarder l’heure.Ma bouteille de vin de Paris est toujours là, car, contrairement aux copains, j’ai bien eu soin de ne faire aucun excès de boisson. Je dîne en ville pour 28 sous, et j’achète des œufs frais à 0,10f la pièce.

Les recrues, les hainards, les embusqués s’amènent chaque jour. Jules Engrand et Anthyme … sont là ; plus tard, arriveront le fameux Fifi et Blondel le boulanger. On incorpore tout ce monde dans les 21e, 22e, 23e et 24e [compagnie]. Je suis incorporé à la 24e [compagnie]. J’ai comme [Lieutenant] Briot, un Ingénieur des mines de Courrières, homme plutôt brusque, détestant les buveurs et les carottiers, plutôt mal vu. Je n’aurais jamais à me plaindre de lui, toutefois, pas plus que le copain Lenglet qui trouvera moyen de traîner un […] dans les bureaux. Le chef est Dubromelle il loge chez Bouin avec sa dame, une parisienne et son petit ; il est mal avec le [Lieutenant] Le fauvrier est Magniez. L’amitié existera bien entre nous, mais pas la franche camaraderie pas plus qu’avec Defermand. Un autre fourrier, Resset s’occupera des cantonnements. Le petit chef Crocfer ira embusquer son insuffisance dans une usine, comme manœuvre, quitte à rendre ses galons. L’adjudant est Mairesse ; il est bien à son affaire, arrivera comme 3e Secrétaire, le nommé Sperry, Directeur d’agence commerciale, polyglotte distingué ; sous prétexte qu’il est né en Alsace en 1869 et qu’il n’a opté pour la France qu’en épousant une Parisienne, on va le laisser moisir dans un bureau ; pas même bon pour faire un garde-voie : inapte. Ce sera le bout en train de bureau.

Cas de corvée, pas de garde, pas d’exercice ; je n’irai même pas au tir une seule fois. Par contre, travail de bureau depuis 6h1/2 du matin jusque … . 9 heures si l’on veut. Généralement, après le dîner, je ne reviens pas au bureau ; ce qui ne plait pas toujours aux autres.

Le 5e Territorial comprend des hommes de la classe 90 à la [classe] 1900, je crois bien ne pas exagérer en disant que 10000 hommes ont passé par ce bataillon. D’aucuns paraissent très âgés le grand Minart est là. François Douvart, dit-il, a été blessé en Champagne. Delahaye est mort près d’Hesdin. Engrand a laissé toutes ses économies soit 4500f à Beaurains. Vendredi Saint. Avec le 14 Juillet ce sont les seuls jours où l’ordinaire change soupe à 10h, puis morue avec sauce. A 5h, fargots, thon fromage… café. Mais la morue était trop salée. On a soif, et rien à boire sauf l’eau de la fontaine. 8 jours de prison au premier qui pénètre dans un café avant 5h1/2 du soir. Un Adjudant est constamment de service dans les rues et il est très vigilant et impitoyable, jour et nuit.

Les 4 vaccinations antityphoïdiques m’ont fait maigrir. Le foie me fait mal et j’ai un peu de goutte dans le gros orteil gauche. Que de suées j’ai poussées la nuit.

Mon service consiste surtout à inscrire les arrivants sur mes planchettes d’appel, sur le cahier de profession à compléter le livret et à y coller une fiche sanitaire. Le [lieutenant] me fera faire une belle ronde bien des titres, bien des épitaphes, des pancartes ce qui n’a pas le don de plaire à Magniez qui me repasse les états d’usure de vêtements (quelle scie) et les feuilles de prêt par escourdes. Le camarade François, me passera aussi son cahier d’habillement. Je calcule aussi les indemnités de route en faisant montre de mes connaissances géographiques. J’ai une idée des situations et des feuilles de journées, et du cahier de mutations. On ne s’ennuie guère, car il vient toujours quelqu'un au bureau.

Combien as-tu fait de service ! 3 ans- Abruti

[Combien as-tu fait de service !] - Rien- Imbécile

Pour manger, je fais bande avec les 3 plantons. Le vin me monte à la tête, et j’ai des envies de dormir très difficiles à surmonter. Je porte mon linge chez une bonne femme qui ne m’écorche nullement comme je l’ai été par Me Précieux. Je salis d’ailleurs très peu. Le collègue Defermand distribue le courrier au bureau et nous raconte des bonnes blagues. Ex : Dans le train une grosse dame fait pipi sous la portière et lâche un bruit en coulisse ! Les spectateurs sont interloqués, si bien que la grosse mère leur dit « Messieurs, quand vous faîtes pipi, vous secouez l’instrument » Nous, nous soufflons dessus. »

6 Avril. Voici le printemps : les hirondelles sont très nombreuses les fusains, les lauriers sauces sont de vrais arbres en fleurs ; les jacinthes sont de toute beauté et les tulipes ouvrent leurs calices. Le pays est pittoresque la vallée de la Charente est une des plus de France. La rivière elle-même est large ; elle roule beaucoup d’eau, des eaux très claires, ce qui fait qu’il est difficile d’y prendre les poissons. (brêmes, anguilles.) Un pont en pierre relie la gare à la ville. La ville elle-même n’offre rien de particulier, mais dans les faubourgs se trouvent de jolies villas, avec de très jolis châteaux : il y a de gros propriétaires et des exportateurs de vrai cognac. Berchon arrive à la 24e ; c’est le cabot de la 15e ; il aura sous ses ordres Delarouzé de Beaulencourt et Omer Fontaine, ex-caporal. Berchon est très sérieux.

Comme journal, on lit le Petit Parisien le matin et le Matin le soir. Le communiqué est placardé à la poste, chaque matin ; peu de nouvelles importantes.

Les Charentaises sont en général des femmes brunes aux yeux noirs ou verts, à la taille fine et élancée. Elles ont le genre espagnol. Elles causent fort bien le français, mais parlent avec volubilité. Sur le chapître de l’amour, elles ne sont certainement pas en retard, et bien des jeunes filles sont femmes à 13, 14 et 15 ans. Il y a là des dames très sérieuses, il y en a qui sont débauchées : c’est partout pareil. Nous savons que la guerre aura eu pour effet un redoublement de coquetterie et un relachement des mœurs scandaleux dans de certains milieux.

12 Avril. Je fête mes 39 ans par un souper de 30 sous et une régalade aux plantons. Je couche toujours en ville ; je suis dans ma chambre comme un ignoré. La santé est meilleure. J’envoie une procuration pour que ma femme puisse toucher mon mandat et je reçois un secours de 90f pour faits de guerre. Par exemple, le Percepteur fait poliment des manières pour me le payer. L’animal ! Nous sommes des bleus, des bleus aux cheveux gris. En fait d’cheveux, y en a qui sont déjà chauves. Nous apprenons c’qu’on n’a jamais appris. Mais après tout, n’y a que la foi qui sauve.

Déjà faut voir comment.

On fait à gauche par quatre ou à droite alignement

L’adjudant fait d’un ton nerveux.

« Marquez bien l’pas ! Un ! Deux. Un ! Deux ! Tendez la jambe ; ça ira mieux ». À notre âge, on tend comme on peut.

Je loge chez Mme Veuve Carré, une propriétaire âgée de 60 ans ; son petit-fils me réveille chaque matin : je suis là très bien, mais comme le camarade Lenglet intrigue et que j’ai peur de me faire repérer, je découvre une autre chambre à 25f, chez Mme Veuve Dexant. Là, je suis mieux encore et dans la porte du bureau de la 24e, je bois du bon lait le soir ou le matin et l’ont fait aussi causette avec Madame et sa servante « La blonde » Plus tard, quand la 24e ira prendre les cantonnements de la 23e, je logerai au bureau même chez Mme Ballouet, d’abord avec Magniez dans la même chambre luxueuse, puis seul ; ah ! ce que je me reposais bien le soir, et pour 15f par mois.

« On n’a jamais eu d’fusil entre les doigts

Et comme tireurs on n’est pas précoces

Pourtant, on sait faire mouche quelquefois

Car presque tous on a, 3, 4, 5 gosses.

On n’a rien, c’est certain,

De la dégaine d’un zouave ou d’un chasseur alpin

Mais après tout, bien qu’on soit vieux,

Si nous devons aller au feu

Avec courage, on fera d’son mieux.

C’est pour la France, nom de Dieu »

Oui ; d’aucuns ne traînent pas ; au bout de 6 semaines de service, on les envoie directement aux tranchées. Un bataillon de 1000 h. est en formation pour partir.

Les gaîtés du régiment. Communiqué officieux. Cette nuit, nous avons tenté de percer, mais tous nos efforts sont restés infructueux. Pourtant la prise de 2 mamelons et de plusieurs positions ont enfin permis à notre tête de colonne de se redresser devant l’ennemi. Malgré une résistance acharnée la colonne tout entière soutenue par deux batteries lourdes d’arrière a réussi à contourner l’Aisne, à traverser le petit bois et à pénétrer dans la tranchée.

Après différentes alternatives d’avance et de recul, une violente décharge de nos batteries a arrosé la tranchée et les broussailles adjacentes ; nous étions maîtres de l’entonnoir quand tout à coup, faute de munitions, les coups vinrent à manquer : la colonne a fléchi et s’est repliée le long du corps, près du bois de la Grurie…

23 h. Les Anglais ont occupé toute la ligne des tranchées.

Ma gamelle : c’est l’heure de la soupe. Pas de clairon dans la garnison. L’odeur de la cuistance et la queue de tourlourous à la fenêtre indiquent l’heure. Tantôt, j’arrive le premier : alors j’ai tous les yeux du bouillon avec tout le poivre à la surface. Tantôt, je suis le dernier : alors, c’est la bouillabaisse. J’arrive le premier quand je veille au grain ; j’arrive le dernier quand les copains rentrent de l’exercice avant 10 heures.

J’attrape ma gamelle : bon, le planton s’en est servi et ne l’a pas relavé. Zut. Courons du bureau à la cuisine : il y a encore du rabiot. Retournons à la salle de service qui sert de salle à manger.

Le copain, va chercher 1 [litre] de bière (à la cantine : 0,25) ou 1 litre de vin rouge, à la dérobée, (0,35) ; retirons le couvercle. Pas gros le morceau de bidoche et pas cuit. La soupe n’est plus que de la purée, j’avale les ronds de carottes, le poireau et je laisse la ratatouille. Le couvercle sert d’assiette et j’y découpe ma portion ; j’ai ajouté 1 sou de sel et j’y joins mon œuf cuit dur ; j’avale 1 quart de vin, ce qui me fait monter le sang à la tête, car l’estomac n’en veut pas. Un copain a parfois du dessert. Je finis le dernier, et je m’achemine à la pompe ; j’use un décalitre d’eau pour enlever la graisse (par pression) et je frotte le fer blanc avec le journal de la veille. La gamelle, comme le quart, a un avantage : c’est qu’elle tient chaud longtemps.

« Au fond de ma sacrée gamelle,

Il y a un bout de semelle,

Des pommes de terre, des zharicots,

Des carottes, du chou, des poirots

Vive quand même ma gamelle

Il ne faut pas se moquer d’elle »

En attendant la fin de la guerre, je touche 3 sous par jour pour l’usure de mes vêtements et 10 sous le jour du prêt moins 3 sous pour le paquet de tabac.

Heureusement que la petite femme est là pour vous envoyer des pièces 5 francs. Cela permet le souper sa chambre le soir, et un petit dîner de temps en temps chez la mère Joubert.

25 avril. Les opérations sur le front n’offrent guère d’intérêt ; j’envisage même un recul de notre part, et j’ordonne à ma femme de partir à la 1ère alerte sans demander le mot d’ordre des bonnes vieilles de tout calibre. Nous savons qu’il faut beaucoup plus de canons et plus de munitions. Les Boches en prennent à leur aise ; ils font ensemencer notre sol en blé et pommes de terre ; on affirme qu’ils ne les récolteront pas !!!

J’ai le cafard de temps en temps et ma correspondance qui est généralement celle d’un amoureux qui veut remplacer ses douces lettres de fiancé (lettres conservées, mais détruites depuis) est parfois un peu sèche. Je souffre de savoir ma femme, logée dans un fournil, plus ou moins nippée, réduite à écraser des roques dans le jardin pour se faire bien venir et plaire à sa mère en tous points. Je souffre de savoir 2 enfants, s’occupant presque uniquement de courir les rues. Et puis, les opérations traînent.

1er Mai. Ah ! Les fleurettes

Du ravissant muguet de Mai. Les muguets, les lilas, les marronniers, les iris sont en fleurs et il fait bien chaud déjà. Il fait bon de prendre l’air le matin le long de la Charente. Les lessiveuses battent déjà le linge à genoux dans leurs siège-planche. J’arrive à la cuisine ; je récolte un quart de jus de rabiot. J’arrive au bureau le premier : l’Adjudant, le fourrier, le Chef s’amènent. Je prends mes planchettes d’appel, allume une pipe et part au rassemblement, place de l’église, avec Lenglet.

J’achète le Petit Parisien, mais toujours rien.

Au bureau, on ne relève pas la tête quand le Lieutenant est là ; mais quand il part à l’exercice le copain Sperry raconte des blagues.

Toujours des histoires de femmes, naturellement.

10 h Rassemblement pour les lettres.

11 h Lecture du Rapport.

12 h à 5 h. Travail de bureau.

5 ½ Souper

6 h 1/2 : Je rentre au bureau avec l’intention arrêtée de ne rien faire. 7 h Je bois le café classique

8 h Je rentre

9 h Je m’endors, en pensant aux miens.

J’ai le cafard. J’écris à ma femme qu’elle vienne tout au moins me voir. Les Anglais disent que la guerre peut encore durer 2 ans ! Nous, on trouve que dans 3 mois on en aura assez. Et l’on arrive ainsi à l’Ascension. Alors la situation s’améliore. Je vais manger le soir chez la mère Balin avec Lenglet ; comme je mange peu à midi, je dévore le soir de faim et de soif : on s’enfile une omelette aux asperges, la bidoche de la cuistance de la salade et du cabillaud froid avec vinaigrette, et une chopine de vin. Café filtre avec cognac au café du théâtre. Voila qui vous remonte, mais inévitablement mon estomac de papier, aux premières chaleurs, va redevenir capricieux et paresseux. Il m’arrivera d’ingurgiter 1 litre de pinard en soupant : c’est trop évidemment, mais on a très faim et très soif.

15 Mai. On passe la nuit pour permettre un départ de 45 h. de renfort sur le front. Les premiers copains comme Pentel, Fichaux, Dehollain, etc sont déjà enlevés, et le 1er Octobre 1916, il y a encore a dépôt de La Rochefoucauld des hommes plus jeunes, des s/off. du service armé qui n’ont pas encore bougé. Il y a alors, et encore, des gens du service armé de tout âge qui sont embusqués à l’arrière du front avec des brisques comme blessures de guerre.

18 Mai. Nos poilus de la classe 90 : Defermand, Fontaine, Berchon, Minart sont partis au front ; on se figure que c’est la fin. Le souper copieux et le travail de bureau ont pour effet de me rendre l’estomac malade. Il faudrait aussi ne pas se la faire, se laisser aller, mais c’est bien difficile : jamais rien de saillant au communiqué, et on se demande si les Sax ne seraient pas plus utiles chez eux, ou ailleurs, qu’à Jarnac. Que font-ils en effet ? Puisqu'ils se trouvent avec ceux du service armé qui s’arrogent toutes les meilleures places. On aura beau par la suite transformer la 24e [compagnie] en une compagnie d’inaptes, composée de 4 catégories et d’auxiliaires, obligés de passer la visite tous les 8 jours, puis tous les 9 jours, puis tous mois puis plus du tout ; la moitié sera versée dans le [service auxiliaire], d’emblée ; l’autre moitié sera appelée en renfort. La garnison ne comprendra plus que 2 Compagnies : la 21e et la 22e : et il arrivera qu’une demi douzaine d’hommes iront à l’exercice ; et le dépôt finira par être supprimé et rattaché au 233e de Cognac.

Et la vie de dépôt continue ainsi, fastidieuse, monotone sinon abrutissante. Quelques copains, heureusement ont toujours l’esprit gai.

2 Juin. Je vais à la Visite, commandé ; on me prie de repasser le lendemain. Je repasse donc le lendemain : à force de m’ausculter, le Major finit par découvrir que je suis cardiopathe  : arythmie, souffles à la pointe du cœur verrai-je plus tard. Proposé pour la visite des 3 Médecins. Visite du général : alors, tout se passe en règle : on couche au cantonnement ou au bureau. A 4h. du matin je fais une situation de prise d’armes avec l’adjudant Mairesse ; au bureau, les secrétaires service armé ne sont pas là ; les 111 disponibles sur 191 présents sont partis en marche jusque Chassors, malgré la pluie.

On ramène, dit-on, le 1er corps dans notre région et le gros coup va recommencer. L’Italie va bien ; et la Roumanie, et la Bulgarie vont aussi marcher avec nous. Les Boches, à Souchez, sont démoralisés. Autant de leurres, autant d’absurdités. La vérité, c’est que les boches sont toujours les maîtres de la situation, qu’ils bombardent toutes nos lignes arrière qu’il faudra tôt ou tard évacuer, et qu’ils ont repris Premzil en attendant qu’ils refoulent les Russes jusqu’au Pripet.

9 Juin. On change de cantonnement ; nous sommes 55 macchabées qui restons à la 24e devenue compagnie d’inaptes ; au revoir Mr et Mme Bouin ; au revoir Mme Descant. Cette fois, on est mieux encore.

L’habitation de Mme Balouet est un petit château avec parterre et jardin ; on fait la sieste dans le jardinet à l’ombre d’un arbre du Japon et sur un banc de circonstance ; on se promène au jardin et on se régale de framboises. Le bureau du Chef est distinct du nôtre ; je finirai par me fourrer dans un coin où je serai plus que tranquille pendant le mois de juillet. Par exemple, nous sommes plus que nombreux comme employés ; il y a successivement 3 [lieutenants commandats] de [compagnie] […] du 33e ; jamais une observation. 2e le [lieutenant]; celui-la fait du zèle ; çà chie joliment, le jour où je dois contrôler l’appel. 3e Le [lieutenant], un très bon homme. Le Sergent fourrier Deburie, d’Arras, fait fonctions de Chef. Nouveau maître nouveau sifflet ; celui-là n’a pas peur de faire user du papier. Le Sergent 1er Magniez est au 2e plan ; çà ne va pas avec le Chef, et il s’en ira avec 5 inaptes à Boulogne-sur-Mer. L’Adjudant est ? ; comme secrétaires, le caporal Binet, un ingénieur, qui s’occupe du prêt ; le sergent … qui fait le travail du Chef ; Vie[…]e qui s’occupe du cahier de visite, des vaccinations, et des fameuses catégories d’inaptes ; Sperry, qui s’occupe des permissions ; Carpentier de Chelers, qui s’occupe des renforts et des fiches ; Audiguet et Marconnet qui viennent de la 21e et qui s’occupent du contrôle nominatif et moi qui s’occupe des arrivées, des fiches de renseignements et des professions et de l’effectif . En fin Juillet, il restera au bureau Lenglet pour faire le travail du Chef, Sperry, Marconnet et moi. Il faut ajouter à cela le Vaguemestre Lepagnot aidé par Wintrebert et 3, puis 2, puis 1 planton. La [compagnie] loge tout entière au chai Bouju ; des sentinelles sont aux issues, route de Signogne, route de Julienne et route de Chassors ; et au pont de la Charente, et route d’Angoulême. Quelques prisonniers boches se sont enfuis du centre de la France, et tous ces inaptes montent la garde. Le jour, simple promenade pour la 4e [compagnie] ; d’aucuns marchent avec un bâton : Ex : Blondel, de Beaurains.

Je mange avec les [sous-officiers] mais comme nous sommes trop nombreux, il faut reprendre la gamelle. Le brigadier d’ordinaire, toutefois, nous passe le café et le sucre et la popote le reste et nous mangeons dans la cuisine de Mme Ballouet. Cela dure 8 jours. On revient à la popote où l’on est moins nombreux ; les sergents et caporaux qui sont venus passer le Conseil, se voient collés dans le service armé, ou maintenus dans les Sax, et alors envoyés à droite et à gauche avec un service spécifié ; les braves se figuraient tout simplement être venus pour passer la visite. En fin Juillet, nous ne sommes plus guère nombreux ; les sergents convoient, et à table, ne se trouvent plus généralement que l’[adjudant] Batillat, le chef Debuire, le sergent de Surabaya , le brigadier-fier de l’habillement chef de popote, son aide, un inapte, Sperry, Vienne et moi ; aussi on est très bien, mais je souffre toujours de l’estomac : chaleurs, fruits indigestes (tomates, concombres) vin rouge, et … le cafard, car on se demande pourquoi on nous garde nous autres les auxiliaires, alors qu’on les libère ailleurs et que de bien plus jeunes ne sont pas encore convoqués.

Le jour du 14 juillet, on nous demande l’état des Sax ; c’est moi, naturellement, qui m’en charge ; on nous le renvoie en disant que c’est un état « de 14 juillet », j’avais fait des omissions, paraît-il ; tout cela nous mènera jusqu'au 31 ; d’ici là, toujours les mêmes questions, les mêmes suppositions ; ce brave Laflute n’en démord pas ; c’est une obsession. Cependant, il n’y a lieu de s’en faire ; sauf les quelques alertes dues à la visite du Général, on est tout à fait tranquille ; le chef relit Thiers et va à la pêche.

Je ne me lève plus à 5 h pour donner le cahier de visite au brigadier Thomas. Je ne vais plus à l’appel et Magniez ne me crie plus : « eh ben quoi Lesieux ! » Je ne vais plus au Rapport. On se distrait avec les facéties de Sperry, du caporal Dupire et du sergent Demailly qui élève un cochon pour la popote.

Le dimanche, je fréquente le camarade Lièvre ; on se paiera ainsi un bon dîner à Bourg Charente et 2 autres à Gondeville ; sa femme viendra passer un mois avec lui, et cet excellent copain partira pour le front alors que je serai libéré. Le 20 Juin, dans la Mairie de Jarnac, la [commission] des 3 M. examine 161 poilus ; 120 restent proposés pour le service armé. 5 vont partir immédiatement ; aucun réformé à titre définitif. Me voila à moitié fixé : je dis à moitié, car je me doute bien que je dois encore passer une 2e fois, à Angoulême, mais ce n’est pas à moi d’en parler et je serai libéré le 31 juillet, mais rappelé ensuite pour passer la contre-visite.

La fin de juin se passe à broyer du noir ; les communiqués sont laconiques ; l’Italie avance peu, les Russes reculent ; les Dardanelles ont été un four. Nous avons des hommes, mais nous manquons de canons et de munitions. Et nous savons cette fois, qu’après la guerre il faudra fonder un nouveau foyer. J’en ai assez de savoir une femme passant son temps à coudre à côté de sa mère reprisant toujours les mêmes chaussettes, et 2 enfants qui courent les rues. Et je crains toujours une poussée boche sur Arras. Les explications de ma femme qui me dit tout prévoir ne me rassurent qu’à demi ; il est trop certain qu’en cas d’alerte, elle ne lâchera pas sa mère, ni pour elle, ni pour les enfants.

Juillet. Nous voici en Juillet. Le mois se passe dans cette alternative : que va-t-on faire de nous ? Nous traîner jusqu’au dernier jour du mois. Les cultivateurs obtiennent facilement des permissions agricoles.

Je suis très tranquille au bureau et prends le temps comme il vient et surtout, je ne demande rien. Pour vivre heureux, vivons caché ou couché. Je suis scribe, pas secrétaire, car les secrétaires, on les tient. Et l’on tue le temps au milieu de compagnons, gais, tristes, mufles, abrutis, indifférents, rouscailleurs.

Un sergent s’amène de Surabaya ; il est parti depuis le 12 février et il est convoqué pour passer devant les 3 Médecins ; il sera d’ailleurs maintenu service armé.

Un brave campagnard s’en va en permission agricole à Berny Charente ; à peine arrivé, il reçoit l’ordre par dépêche de partir comme manœuvre à la poudrerie en construction de Toulouse.

Un poilu est arrivé du matin ; il a donc passé la visite du Major ; comme on passe l’après-midi la visite des poilus il doit retirer sa liquette. C’est comme le très myope qui doit se déshabiller tout de même. Faut pas se la faire.. et au régiment on déteste ceux qui sont de mauvaise humeur.

Les poilus du front ont enfin 4 ou 9 jours de permission, cela leur permet de rentrer chez eux sans prévenir et de constater ainsi ce qui se passe en son absence. Les épouses infidèles ne sont pas rares, précisément et on recense déjà la classe 1935. Fumisterie ! On attend toujours les coups, les gros coups ; ce sont sans doute et surtout les femmes qui les reçoivent. Qui n’a pas son p’tit Belge ? Qui désire un p'tit anglais ? Les jolis ménages après la guerre ! Les jolis divorces en perspective ! Les concubinages et les pupilles de l’assistance publique ! et les tuteurs sociaux.

Et le mois de juillet se termine par le départ pour Gray de tout un Bataillon et le départ du camarade Lièvre. Il reste à peu près une trentaine d’hommes allant à l’exercice.Je suis désigné pour donner des leçons aux enfants de […] Grand à partir du 1er Août. On se figure que la fin de la guerre sera amenée par la misère et le manque d’argent. Et ma dernière lettre, c’est pour dire que j’en ai assez tous les copains se défilent en permission agricole et moi ; il y a 4 mois et ½ que je suis là sans avoir jamais bougé. Le 30 Juillet, je réussis d’être libéré provisoirement.

On s’arrête, pour les secrétaires, à la classe 1897. J’envoie une Dépêche à Gouillard pour qu’il prévienne ma femme qui doit se rendre à la Caisse d'épargne, ainsi dit, ainsi fait. Adieu Jarnac et les Jarnacaises.