Conférence du curé Raux de Fléchin sur la vie de sa paroisse pendant la Grande Guerre

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En septembre 1919, répondant à la circulaire de l'Evêque d'Arras, Boulogne et Saint-Omer, de documenter l’histoire locale de la Grande Guerre dans le cadre des Conférences ecclésiastiques d'après guerre, le curé Eugène Raux de Fléchin établit sa conférence sur la vie de ses paroissiens pendant la guerre. Curieusement, le curé parle de lui à la troisième personne (« Monsieur le Curé »), un détachement singulier assez rarement rencontré dans les conférences de ses semblables, et qui dissocie le temps des faits du temps de l'écriture.


Ce témoignage, rédigé en 1919 sur onze pages manuscrites, est conservé aux Archives du diocèse d'Arras sous la cote 6 V 146. Nous vous en proposons ici la transcription[1] ainsi que la possibilité de lire l'original. Nous avons volontairement rétabli l'orthographe et la ponctuation lorsqu'elle faisait défaut afin d'en faciliter la lecture, et supprimé quelques abréviations
.

Le texte de la conférence

« Page 1 Fléchin

Quelques impressions de guerre 1914-1918

En fin juillet 1914, Pierre Deron, ouvrier peintre très habile à qui j'avais confié la restauration de vieilles statues me demanda :
- Mr le curé, aurons-nous la guerre ?
- Je ne vois pas bien clair, dis-je, pour saisir les lettres et les caractères des journaux. Je n'en sais rien. Mais des artilleurs de Vincennes ont écrit à leurs parents : nos chevaux sont sellés et nous-mêmes restons habillés jour et nuit. Je paie mon artiste, qui mettant la monnaie en poche, sourit finement : - Avec ça je pourrai faire la guerre. Il partit au début des hostilités et ni sa femme, ni personne, n'entendit plus parler de lui. - aurons-nous la guerre ? Le 1er août 1914, les cloches de Boncourt, Cuhem et Fléchin nous l'ont dit. Leurs voix en plein jour, à une heure inaccoutumée faisaient penser au coq qui réveilla la conscience de Pierre. Que sonne-t-on ? - La mobilisation. Tout le monde rentre à domicile. Les gendarmes...

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...circulent fiévreusement. Les hommes doivent partir. Mr le curé, de quelle classe êtes-vous ? J'appartiens à la classe 91. Oh ! Restez, mais si vous êtes obligé de partir, il fera chaud. Un mois après, le 27 septembre, je dus me faire embarquer pour Dunkerque. Le 9 septembre, je rentrais à Fléchin. La population émotionnée d'abord ne fut pas surprise. Elle ne le fut pas davantage lorsque (je fus) convoqué comme garde voies G.V.C. en fin d'année 1915. Je fus hospitalisé, puis ramené en auto après six jours de campagne. Revenant en auto, j'ai oublié à l'hôpital mon bâton ... de maréchal...

- Que fut Fléchin en temps de guerre ? Comme vous venez de le lire, Fléchin conserva son pasteur. Mais il est difficile d'affirmer le sentiment d'un chacun lors du brusque départ des jeunes et des vieux soldats. Au passage de chaque voiture on entendait des pleurs. Dès le lendemain du 2 août, les femmes, les mères, les sœurs, les enfants, se rendaient en grand nombre à l'église. Le mouvement religieux se...

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...maintint assez longtemps, matin et soir. Chacun veut avoir médailles, chapelets, scapulaire, images de Sœur Thérèse de l'Enfant Jésus, fanion du Sacré-Cœur pour coudre sur les habits, des petits livres de piété, etc... Des messes à des intentions très variées sont réclamées. La suite a prouvé que les objets de piété revêtaient un caractère de foi, de confiance en la vie présente et future, mais un peu doublé d'un certain esprit superstitieux.

Le mouvement charitable s'est manifesté par une première quête pour les blessés. Le somme qui fut remise à Mr le Doyen de Bomy s'élevait à 311 francs 50. On a de plus apporté des serviettes, des draps, du linge, des étoffes de toutes sortes en grande quantité. Mr le curé avait d'ailleurs affiché l'avis paroissial suivant :
« Il faut s'entraider. Les blessés soignés dans notre département. Mr le Préfet a conseillé une quête, Mgr[2] en a ordonné une. Argent ou linge, le tout d'un côté comme de l'autre est pour la même destination : venir en aide aux blessés. Soyez deux fois généreux, il s'agit des valeureux...

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... Français qui souffrent pour nous ». Encore plusieurs lignes et l'affiche se terminait ainsi : « Pro aris et focis[3]. PS. À propos de prières, nous défendons d'en éditer aucune si elle n'a pas reçu l'approbation de l'autorité ecclésiastique (Semaine religieuse du 21 août 1914).

Compter le nombre de colis envoyés aux soldats combattants, blessés, prisonniers, les cartes, les lettres C.M. serait une œuvre colossale[4]. Par la suite des offices furent célébrés pour les défunts victimes de la guerre. Dès le 1er service, je demandais demi tarif. D'autres confrères plus valides exigeaient plein tarif, mettant la cérémonie une heure plus tard... Question lucrative. Souvent des sermons de circonstance furent donnés par des prédicateurs étrangers. Mr le Curé lui-même s'est dépensé en actes et en paroles. Ce fut don sur don. Statues du Sacré-Cœur, de St Michel, de Jeanne d'Arc à Boncourt - 150 francs ; bannière du Sacré-Cœur - 200 francs ; bannière des morts - 350 francs à Fléchin ; statues du Sacré-Cœur, de Notre-Dame de Lourdes, de saint Joseph à Cuhem - 700 francs. Il y a beaucoup d'autres promesses dont les unes se réaliseront[5].

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Plusieurs seront oubliées.
- Mr le Curé, me dit un père de famille, si mes 2 garçons que vous voyez ici reviennent, je vous donnerai ce que vous demanderez pour l'église. Et ce bon père, qui a ses deux fils revenus, qui est riche, me salue très bien quand je le rencontre. Sa femme disait à qui voulait l'entendre, « s'il y avait un bon Dieu, tout ça n'existerait pas ». Cette mentalité s'est rencontrée chez plusieurs autres personnes. D'autres soi-disant chrétiennes croient qu'en remplissant les églises de statues et d'argent, elles font meilleure œuvre que de venir à la messe le dimanche et de donner un bon exemple à leurs domestiques.

Réfugiés. Vers le 3 octobre 1914, plus de 1 600 personnes passèrent à Fléchin, y séjournèrent 2 ou 3 nuits. Elles fuyaient le boche et avec raison. Je citerai seulement quelques logeurs, qui au presbytère ont reçu un accueil hospitalier.

  1. L'abbé Decottignies de Bondues où mon frère Émile Raux est instituteur, il fut ordonné prêtre à Boulogne puis soldat.
  2. Son frère Jules Decottignies qui disait candidement : « J'ai été loin assez, je veux retourner », et le pauvre enfant est mort dans un hôpital du Center m'a dit sa mère.
  3. Achille Decrocq de Bondues, chemin des cordonniers

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  1. Louis Cosparn, 32 rue Marceau Tourcoing
  2. Alphonse Dumortier, rédemptoriste, Tourcoing. Ses souliers n'avaient pas la valeur d'une sandale de capucin.
  3. Alfred Rousseau, Wasquehal.
  4. L'abbé Duthoit de Wattrelos, vicaire à Flines-lez-Raches[6].

Beaucoup de réfugiés sont partis par ordre, dans le Midi, à Paris, en Bretagne, à Lourdes, etc... Il en mourut trois ici : Célina Poulain d'Izel-lès-Équerchin, Anatole Fauquem(?) et sa petite fille 19 ans, Simone Ledoux de Méricourt. Simone, ancienne élève de Jeanne d'Arc à Arras, reçut la bénédiction de Mgr Julien le jour des confirmations à Fléchin le 8 mai 1919.

Les réfugiés avaient tout perdu. Les privilégiés et les audacieux, 150 environ, qui furent autorisés à rester à Fléchin, reçurent l'allocation, 1 franc 25 par jour puis davantage. Ils avaient besoin de tout, ils achetaient à n'importe quel prix. Ce fut le commencement de la vie chère. Quelques-uns travaillaient, d'autres ne faisaient rien du tout. Pour les agriculteurs qui commencent à 5 heures du matin, c'était un scandale.

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Qui disait réfugié, disait bon à rien. Malgré cela, d'honorables familles riches et pauvres ont donné un bel exemple de foi, de piété, de pratiques religieuses, d'amour de Jésus Euchariste. Et l'on s'aperçoit à l'église que les réfugiés sont partis. En général, au physique ou au moral, on fut plutôt dur pour les évacués. Ne fût-ce que le prix du lait et du beurre, quand il y en avait.

Des militaires ont passé ici, c'était inévitable. En 1er lieu, ce fut en septembre une brigade de cavaliers (Dragons) anglais que l'on prit un moment pour des boches. On leur donna pommes, poires, bière, vin, ... mais ce n'était qu'une pause et les petits bidets rêvaient d'aller vite. Sua si bon norint[7]... Le 7e Dragon français logea à Fléchin, en octobre 1914, près de trois semaines. Beaucoup de braves, de bons officiers : les lieutenants Lavigne (tué, depuis capitaine d'infanterie), de Castelbajac[8], avec une douzaine de soldats chantèrent un dimanche une messe dont on se souvient.

Le jour de Noël 1914, le capitaine Morris de Dublin, depuis 12 ans dans les Indes, arrive avec un groupe d'Hindous. Les habitants eurent peur. Des hommes à la figure noire...

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... les yeux blancs, les dents blanches... par bonheur la consigne était sévère. Défense absolue pour les soldats d'entrer dans les maisons. Pendant trois mois, les noirs qui souffraient du froid vécurent en mangeant leurs (crapettes) crêpes, buvant du café au lait, ... faisant leurs ablutions, se montrant plus fidèles à leurs dévotions que les chrétiens du pays, qui, à cause des absents, à cause des présents, passaient leurs minutes à vendre café, rhum, cognac, champagne, et stout, etc. Par la suite, le secteur fut anglais, mais on eut plusieurs fois des Portugais, des Canadiens, des Américains. D'une façon générale, les officiers, particulièrement ceux que je logeais, étaient corrects. Quelques-uns se trouvèrent un peu gais et contents les jours où la chaleur interne comptait plusieurs degrés au-dessus de la normale. Néanmoins, à ma connaissance, personne ni soldats, ni chefs, ne laissa trace de son passage. À part de rares exceptions, la jeunesse fut réservée. L'appât du gain surtout faisait arriver les soldats en qui on ne voyait pas toujours les défenseurs de la Patrie. Au début, personne ne voulait les loger. C'est pour cette raison que ...

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... je fus 1er servi. Par charité chrétienne et doué d'un bon cœur, je ne pouvais refuser. Lorsqu'on apprit que pour les officiers on payait un franc par jour, beaucoup sont allés acheter sommiers et matelas, et Mr le Curé fut quelque temps bien tranquille. Quand l'interprète était raisonnable, je logeais de préférence des catholiques, capitaines, colonel ou général. Parmi les aumôniers, beaucoup s'occupaient de leurs fonctions donnant la sainte communion à 7 heures du soir, la veille de l'attaque de Neuve-Chapelle par exemple. D'autres même le dimanche disaient la messe à 5 heures du matin, pour diriger des sports destinés à amuser les mineurs du Pays de Galles et des officiers qui détestaient le pape. Plusieurs fois j'eus l'occasion d'entendre des phrases de ce genre : « nous ne voulons pas que le pape se mêle de nos affaires, nous ne voulons pas le voir quitter son rôle de chef des conscience ».

Au point de vue religieux, il y a surtout à noter une série de réunions pieuses, de sermons. Pendant 6 jours en décembre 1917, Mr l'abbé Depérez[9], curé...

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...de Wittes, évangélisa la paroisse. Le soir, c'était au bruit du canon et surtout des avions que la parole divine était lancée. Des hommes de garde restaient en dehors de l'église pour annoncer les oiseaux nocturnes, mais comme leur passage n'arrivait pas bien avant 8 heures, il n'y eut pas d'incident regrettable. À la suite de cette petite mission l'on peut dire, une consécration de la paroisse au Sacré-Cœur fut faite et des images du Sacré-Cœur dites de García Moreno 1er[10] furent distribuées à toutes les familles.

La paroisse qui comptait une centaine de mobilisés a à enregistrer 37 décès, y compris 4 réfugiés et 2 jeunes filles, Blanche Lorge(?), morte à Béthune des suites d'un éclat d'obus, et Lucienne Clabaut, tuée à Lens le jour de la Procession du Saint Sacrement en juin 1916. Il y a aussi 4 ou 5 disparus, sans doute disparus définitivement.

En reconnaissance de la protection divine, les fidèles ont fait beaucoup de sacrifices pour les églises dévastées : 900 francs, pour un monument commémoratif destiné à honorer...

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...les victimes de la guerre, etc, mais en définitive, si l'on veut dire que la guerre a eu lieu pour corriger les gens de leurs défauts, je crois que nous subissons seulement un armistice.


Dieu veuille que les consciences se réveillent et qu'il fasse monter au pinacle les vrais libérateurs de la Patrie.


Eugène Raux


Fléchin 22 septembre 1919


PS : Il y a encore beaucoup d'autres choses qui ne sont pas contenues dans ces pages ».

Le document original

Lien interne

Notes

  1. Transcription originale et notes par Sophie Léger.
  2. Mgr : Monseigneur l'évêque d'Arras.
  3. Pour ses autels et ses foyers.
  4. écrit « kolossale » dans le texte original !
  5. Mention marginale : « 4 belles bannières ».
  6. Dans le Nord.
  7. Locution latine extraite des Géorgiques (II, 458-459) de Virgile : « O fortunatos nimium, sua si bona norint, Agricolas ! » : Trop heureux les hommes des champs, s'ils connaissent leurs biens !, que l'on traduirait aujourd'hui par « ils ne connaissent pas leur bonheur ».
  8. En Hautes-Pyrénées.
  9. Ou Deprez ?
  10. Gabriel García Moreno, né le 24 décembre 1921, avait été président de l'Équateur de 1861 à 1875. Fervent catholique, il avait instauré une dictature théocratique et consacré son pays au Sacré-Cœur en 1873, d'où une diffusion massive d'icônes du Sacré-Cœur à laquelle fait ici allusion le curé de Fléchin. García Moreno mourut le 6 août 1875, assassiné par quatre hommes armés à la sortie d'un office religieux à Quito. Le pays passa d'une dictature théocratique à une dictature militaire.